-
Notifications
You must be signed in to change notification settings - Fork 0
/
Copy pathScience et Religion.txt
1 lines (1 loc) · 312 KB
/
Science et Religion.txt
1
CHAPITRE PREMIER Terrains de conflit La science et la religion sont deux faces de la vie sociale, dont la deuxième a eu de l’importance aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire de l’esprit humain, tandis que la première, après une existence intermittente et vacillante chez les Grecs et les Arabes, a pris subitement de l’importance au XVIe siècle, et a depuis lors façonné toujours davantage les idées et les institutions parmi lesquelles nous vivons. Entre la science et la religion a eu lieu un conflit prolongé, dont, jusqu’à ces dernières années, la science est invariablement sortie victorieuse. Mais l’avènement, en Russie et en Allemagne, de nouvelles religions, munies de nouveaux moyens d’activité missionnaire fournis par la science, a remis en question le résultat, comme au début de l’ère scientifique, et a rendu de l’intérêt à l’examen du terrain et de l’historique de la guerre menée par la religion traditionnelle contre la connaissance scientifique. La science a pour but de découvrir, au moyen de l’observation et du raisonnement basé sur celle-ci, d’abord des faits particuliers au sujet du monde, puis des lois reliant ces faits les uns aux autres, et permettant (dans les cas favorables) de prévoir des événements futurs. À cet aspect théorique de la science est liée la technique scientifique, qui utilise la connaissance scientifique pour produire des conditions de confort et de luxe qui étaient irréalisables, ou tout au moins beaucoup plus coûteuses, aux époques pré- scientifiques. C’est ce dernier aspect qui donne tant d’importance à la science, même aux yeux de ceux qui ne sont pas des savants. La religion, envisagée au point de vue social, est un phénomène plus complexe que la science. Chacune des grandes religions historiques présente trois aspects : 1° une Église, 2° un credo, 3° un code de morale individuelle. L’importance relative de ces trois éléments a beaucoup varié selon l’époque et le lieu. Les religions anciennes de la Grèce et de Rome, avant d’être rendues morales par les Stoïciens, n’avaient pas grand-chose à dire au sujet de la morale individuelle ; dans l’Islam, l’Église a toujours eu peu d’importance par rapport au souverain temporel ; dans le protestantisme moderne, les rigueurs du credo ont tendance à se relâcher. Néanmoins, ces trois éléments, bien qu’en proportions variables, sont indispensables à la religion en tant que phénomène social, ce qui est son aspect principal dans son conflit avec la science. Une religion purement personnelle, tant qu’elle se contente d’éviter les assertions que la science peut réfuter, pourra survivre paisiblement dans les temps les plus scientifiques. Les credos sont la source intellectuelle du conflit entre la science et la religion, mais l’âpreté de la résistance a été due à leurs liens avec les Églises et les codes moraux. Ceux qui mettaient en doute les credos affaiblissaient l’autorité du clergé, et risquaient d’amoindrir ses revenus ; en outre, ils passaient pour saper la moralité, puisque le clergé déduisait les devoirs moraux des credos. Il semblait donc aux dirigeants temporels, tout comme aux gens d’Église, qu’ils avaient de bonnes raisons de craindre les doctrines révolutionnaires des hommes de science. Dans ce qui suit, nous ne nous occuperons pas de la science en général, ni de la religion en général, mais des points où elles sont entrées en conflit dans le passé, ou sont encore en conflit à l’heure actuelle. En ce qui concerne le christianisme, ces conflits ont été de deux sortes. On rencontre parfois dans la Bible un texte qui affirme un fait déterminé : par exemple, que le lièvre rumine. De telles assertions, quand elles sont réfutées par l’observation scientifique, embarrassent ceux qui croient (comme le croyaient la plupart des chrétiens, jusqu’à ce que le science les ait forcés à changer d’avis) que chaque mot de la Bible est d’inspiration divine. Quand ces assertions bibliques n’ont pas d’importance religieuse par elles-mêmes, il n’est pas difficile d’en donner une explication satisfaisante, ou d’éviter la controverse en décidant que la Bible ne fait autorité qu’en matière de religion et de morale. Mais le conflit devient plus sérieux quand la science met en doute un dogme chrétien important, ou une doctrine philosophique que les théologiens jugent indispensable à l’orthodoxie. D’une façon générale, les désaccords entre la science et la religion ont d’abord été de la première espèce, mais ont porté de plus en plus sur des matières qui sont (ou étaient) considérées comme une partie essentielle de la doctrine chrétienne. De notre temps, des croyants en sont venus à penser que la majeure partie du credo chrétien, tel qu’il existait au Moyen Âge, est inutile, et constitue même un obstacle à la vie religieuse. Mais, si nous voulons comprendre la résistance que la science a rencontrée, nous devons pénétrer par l’imagination dans le système d’idées qui rendait cette résistance logique. Imaginons qu’un homme ait demandé à un prêtre pourquoi il ne devait pas commettre un meurtre. La réponse : « Parce que vous seriez pendu » paraissait insuffisante, à la fois parce que la pendaison avait besoin d’une justification, et parce que les méthodes policières étaient si peu sûres qu’une grande partie des assassins échappait à la justice. Mais il existait une réponse qui, avant l’avènement de la science, satisfaisait presque tout le monde : à savoir que le meurtre est interdit par les Dix Commandements, qui furent révélés par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï. Le criminel qui échappait à la justice terrestre ne pouvait se soustraire à la colère divine, qui avait décrété pour les assassins impénitents un châtiment infiniment plus redoutable que la pendaison. Toutefois, cet argument repose sur l’autorité de la Bible, qui ne peut être maintenue intacte que si l’on accepte la Bible dans son entier. Si la Bible paraît dire que la terre est immobile, nous devons nous cramponner à cette assertion en dépit des arguments de Galilée, sans quoi nous encourageons les assassins et les malfaiteurs de toute sorte. Bien que ce raisonnement n’ait plus guère de partisans, il ne peut être considéré comme absurde, et ceux qui agissaient en conséquence n’encourent aucune réprobation morale. Les conceptions des hommes instruits du Moyen Âge avaient une unité logique qui s’est perdue depuis. Nous pouvons considérer saint Thomas d’Aquin comme l’interprète autorisé du credo que la science a été obligée d’attaquer. Il soutenait (comme le fait encore l’Église catholique) que certaines des vérités premières de la religion chrétienne peuvent être démontrées par la raison seule, sans le secours de la révélation. Parmi ces vérités figure l’existence d’un Créateur, omnipotent et bienveillant. De Son omnipotence et de Sa bienveillance, il s’ensuit qu’il ne doit pas laisser Ses créatures sans une connaissance de Ses décisions suffisante pour obéir à Ses volontés. Il doit donc exister une Révélation divine, qui est évidemment contenue dans la Bible et dans les décisions de l’Église. Ce point étant établi, le reste de ce que nous avons besoin de savoir peut être déduit des Écritures et des décisions des Conciles œcuméniques. L’ensemble du raisonnement procède par déduction à partir de prémisses autrefois admises par presque toute la population des pays chrétiens, et si le raisonnement paraît parfois erroné au lecteur moderne, ses erreurs n’apparaissaient pas à la majorité des contemporains instruits. Or l’unité logique est à la fois une force et une faiblesse. Elle est une force parce qu’elle garantit que quiconque accepte un stade du raisonnement doit accepter tous les stades ultérieurs ; elle est une faiblesse parce que quiconque rejette l’un des stades ultérieurs doit rejeter une partie au moins des stades antérieurs. L’Église, dans son conflit avec la science, a manifesté à la fois la force et la faiblesse résultant de la cohérence logique de ses dogmes. La manière dont la science parvient à ses convictions est entièrement différente de celle de la théologie médiévale. L’expérience a montré qu’il était dangereux de partir de principes généraux et de procéder par déduction, d’abord parce que les principes peuvent être faux, ensuite parce que le raisonnement basé sur ces principes peut être erroné. La science part, non d’hypothèses générales, mais de faits particuliers, découverts par observation ou par expérimentation. À partir d’un certain nombre de ces faits, on parvient à une règle générale, dont, si elle est vraie, les faits en question sont des cas particuliers. Cette règle n’est pas positivement affirmée, mais acceptée pour commencer comme hypothèse de travail. Si elle est correcte, certains phénomènes non encore observés doivent se produire dans certaines circonstances. Si l’on constate qu’ils se produisent effectivement, cela contribue à confirmer l’hypothèse ; sinon, il faut la rejeter et en inventer une autre. Quel que soit le nombre des faits qui confirment l’hypothèse, cela ne la rend pas certaine, bien qu’on puisse finir par la considérer comme hautement probable : dans ce cas, on l’appelle « théorie » et non plus « hypothèse ». Un certain nombre de théories différentes, reposant chacune sur des faits, peuvent servir de base à une hypothèse nouvelle et plus générale, dont, si elle est vraie, elles dérivent toutes ; et aucune limite ne peut être fixée à ce processus de généralisation. Mais si, pour la pensée médiévale, les principes les plus généraux étaient le point de départ, pour la science, ils constituent un aboutissement provisoire, tout en pouvant devenir plus tard des cas particuliers d’une loi plus générale encore. Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements nécessaires ne servent généralement qu’à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s’agit d’approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de vérité pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la vérité « technique », qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l’avenir. La vérité « technique » est une affaire de degré : une théorie est d’autant plus vraie qu’elle donne naissance à un plus grand nombre d’inventions utiles et de prévisions exactes. La « connaissance » cesse d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière. Mais ces implications de la méthode scientifique n’apparaissaient pas aux pionniers de la science : ceux-ci, tout en utilisant une méthode nouvelle pour rechercher la vérité, continuaient à se faire de la vérité elle-même une idée aussi absolue que leurs adversaires théologiens. Une différence importante entre le point de vue médiéval et celui de la science moderne concerne la question de l’autorité. Pour les scolastiques, la Bible, les dogmes de la foi chrétienne, et (presque au même degré) les doctrines d’Aristote, étaient indiscutables : la pensée originale, et même l’étude des faits, ne devaient pas franchir les limites fixées par ces frontières immuables de l’audace intellectuelle. Les antipodes sont-ils habités ? La planète Jupiter a-t-elle des satellites ? Les corps tombent-ils à une vitesse proportionnelle à leur masse ? Ces problèmes devaient être résolus, non par l’observation, mais par déduction à partir d’Aristote ou des Écritures. Le conflit entre la théologie et la science a été en même temps un conflit entre l’autorité et l’observation. Les hommes de science ne voulaient pas qu’on crût à une proposition parce que telle autorité importante avait affirmé qu’elle était vraie : au contraire, ils faisaient appel au témoignage des sens, et soutenaient uniquement les doctrines qui leur paraissaient reposer sur des faits évidents pour tous ceux qui voudraient bien faire les observations nécessaires. La nouvelle méthode obtint de tels succès, tant pratiques que théoriques, que la théologie fut peu à peu forcée de s’adapter à la science. Les textes bibliques gênants furent interprétés d’une manière allégorique ou figurative ; les protestants transférèrent le siège de l’autorité en matière de religion, d’abord de l’Église et de la Bible à la Bible seule, puis à l’âme individuelle. On en vint peu à peu à reconnaître que la vie religieuse ne dépend pas de prises de position sur des questions de fait, comme par exemple l’existence historique d’Adam et d’Ève. Ainsi, la religion, en abandonnant les bastions, a cherché à garder la citadelle intacte : il reste à voir si elle y a réussi. Il existe cependant un aspect de la vie religieuse, le plus précieux peut- être, qui est indépendant des découvertes de la science, et qui pourra survivre quelles que soient nos convictions futures au sujet de la nature de l’univers. La religion a été liée dans le passé, non seulement aux credos et aux Églises, mais à la vie personnelle de ceux qui ressentaient son importance. Chez les meilleurs parmi les saints et les mystiques, on trouve à la fois une croyance à certains dogmes et un certain état d’esprit au sujet des buts de la vie humaine. L’homme qui ressent profondément les problèmes de la destinée humaine, le désir de diminuer les souffrances de l’humanité, et l’espoir que l’avenir réalisera les meilleures possibilités de notre espèce, passe souvent aujourd’hui pour avoir « une tournure d’esprit religieuse », même s’il n’admet qu’une faible partie du christianisme traditionnel. Dans la mesure où la religion consiste en un état d’esprit, et non en un ensemble de croyances, la science ne peut l’atteindre. Peut-être le déclin des dogmes rend-il temporairement plus difficile l’existence d’un tel état d’esprit, tant celui-ci a été intimement lié jusqu’ici aux croyances théologiques. Mais il n’y a aucune raison pour que cette difficulté soit éternelle : en fait, bien des libres penseurs ont montré par leur vie que cet état d’esprit n’est pas forcément lié à un credo. Aucun mérite réel ne peut être indissolublement lié à des croyances sans fondement ; et, si les croyances théologiques sont sans fondement, elles ne peuvent être nécessaires à la conservation de ce qu’il y a de bon dans l’état d’esprit religieux. Être d’un autre avis, c’est être rempli de craintes au sujet de ce que nous pouvons découvrir, craintes qui gêneront nos tentatives pour comprendre le monde ; or, c’est seulement dans la mesure où nous parvenons à le comprendre que la véritable sagesse devient possible. CHAPITRE II La révolution copernicienne La première bataille rangée entre la théologie et la science, et à certains égards la plus importante, a été la controverse astronomique sur le point suivant : de la terre ou du soleil, lequel était le centre de ce que nous appelons maintenant le système solaire ? La théorie orthodoxe était celle de Ptolémée, selon laquelle la terre est immobile au centre de l’univers, tandis que le soleil, la lune, les planètes et l’ensemble des étoiles fixes tournent autour d’elle, chacun sur sa sphère. Selon la nouvelle théorie, celle de Copernic, la terre, loin d’être immobile, est animée d’un mouvement double : elle tourne sur son axe une fois par jour, et elle tourne autour du soleil une fois par an. La théorie que nous appelons copernicienne, bien qu’elle soit apparue avec toute la force de la nouveauté au XVIe siècle, avait en fait été inventée par les Grecs, dont la compétence en matière d’astronomie était très grande. Elle avait été soutenue par l’école pythagoricienne, qui l’attribuait, probablement sans raison historique, à son fondateur Pythagore. Le premier astronome connu avec certitude pour avoir enseigné que la terre se déplace est Aristarque de Samos, qui vivait au IIIe siècle avant Jésus-Christ. C’était un homme remarquable à bien des égards. Il inventa une méthode théoriquement correcte pour découvrir les distances relatives de la lune et du soleil ; mais, par suite d’erreurs d’observation, son résultat fut loin d’être exact. Tout comme Galilée, il encourut l’accusation d’impiété, et fut dénoncé par le stoïcien Cléanthe. Mais il vivait à une époque où les bigots avaient peu d’influence sur les gouvernements, et cette dénonciation ne lui fit apparemment aucun mal. Les Grecs étaient de très habiles géomètres, ce qui leur permettait de parvenir à des démonstrations scientifiques dans certains domaines. Ils connaissaient les causes des éclipses, et, de la forme de l’ombre de la terre sur la lune, ils avaient déduit que la terre est une sphère. Ératosthène, qui vivait un peu après Aristarque, découvrit comment mesurer les dimensions de la terre. Mais les Grecs ne possédaient pas même les rudiments de la dynamique, et par conséquent les partisans de la doctrine de Pythagore étaient incapables d’avancer aucun argument très solide à l’appui de leur opinion. Ptolémée, vers l’an 130 après Jésus-Christ, rejeta l’opinion d’Aristarque, et rendit à la terre sa position privilégiée au centre de l’univers. Pendant le reste de l’Antiquité et tout le Moyen Âge, son opinion resta indiscutée. Copernic (1473-1543) a eu l’honneur, peut-être immérité, de donner son nom au système copernicien. Après avoir étudié à l’Université de Cracovie, il se rendit, encore jeune, en Italie, et était en 1500 professeur de mathématiques à Rome. Trois ans plus tard, il retourna en Pologne, où ses services furent utilisés à réformer la monnaie et à lutter contre les Chevaliers Teutoniques. Pendant les vingt-trois années entre 1507 et 1530, il occupa ses loisirs à composer son grand ouvrage Sur les révolutions des corps célestes, qui fut publié en 1543, juste avant sa mort. L’importance de la théorie de Copernic vient de ce qu’elle représentait un effort d’imagination fructueux, qui a permis les progrès ultérieurs ; mais elle était encore très imparfaite. Les planètes, comme nous le savons maintenant, tournent autour du soleil, non sur des cercles, mais sur des ellipses, dont le soleil occupe, non le centre, mais l’un des foyers. Copernic soutenait que leurs orbites devaient être circulaires, et expliquait les irrégularités en supposant que le soleil n’était tout à fait au centre d’aucune des orbites. Cela privait son système de la simplicité qui en faisait le principal avantage sur celui de Ptolémée, et aurait rendu impossible la généralisation de Newton sans la correction apportée par Kepler. Copernic savait que l’essentiel de sa doctrine avait déjà été enseigné par Aristarque : sans cette connaissance, qu’il devait à la renaissance des études classiques en Italie, il n’aurait peut-être pas eu le courage de publier sa théorie, en ces temps d’admiration sans bornes pour l’Antiquité. Même alors, il retarda longtemps la publication de son ouvrage, par crainte de la censure ecclésiastique. Prêtre lui-même, il dédia son livre au pape, et son éditeur Osiandre ajouta (peut-être sans l’assentiment de Copernic) une préface disant que la théorie du mouvement de la terre était avancée uniquement comme hypothèse, et n’était pas affirmée comme une vérité positive. Pendant un temps, cette tactique fut suffisante, et ce fut le défi plus audacieux de Galilée qui amena la condamnation rétrospective de Copernic. Au début, les protestants furent presque plus acharnés contre lui que les catholiques. Luther déclara : « Certains prêtent l’oreille à un parvenu d’astrologue qui s’est efforcé de montrer que c’est la terre qui tourne, et non les cieux ou le firmament, le soleil et la lune. Quiconque veut paraître habile doit deviser quelque système nouveau, qui de tous les systèmes est naturellement le meilleur. Cet imbécile veut renverser toute la science de l’astronomie ; mais l’Écriture Sainte nous dit que Josué ordonna au soleil de s’arrêter, et non à la terre. » Melanchthon était tout aussi catégorique ; de même Calvin, qui, après avoir cité le texte : « Le monde est ferme et ne chancelle point » (Ps. XCIII, 1), concluait triomphalement : « Qui osera placer l’autorité de Copernic au-dessus de celle du Saint-Esprit ? » Même Wesley, au XVIIIe siècle, tout en n’osant pas être aussi catégorique, déclarait néanmoins que les doctrines nouvelles en astronomie « tendaient à l’infidélité ». En cela, me semble-t-il, Wesley avait raison dans un certain sens. L’importance de l’Homme est un élément essentiel de la doctrine de l’Ancien et du Nouveau Testament ; on peut même dire que les buts de Dieu en créant l’univers paraissent concerner surtout les êtres humains. Les doctrines de l’Incarnation et de la Rédemption ne paraîtraient pas vraisemblables si l’Homme n’était pas la plus importante des créatures. Bien entendu, rien dans l’astronomie copernicienne ne prouve que nous sommes moins importants que nous ne le supposons naturellement, mais le détrônement de notre planète de sa position centrale suggère à l’imagination un détrônement semblable de ses habitants. Tant qu’on pensait que le soleil et la lune, les planètes et les étoiles fixes tournaient une fois par jour autour de la terre, il était facile de supposer qu’ils existaient pour notre bénéfice, et que nous présentions un intérêt particulier aux yeux du Créateur. Mais, quand Copernic et ses successeurs eurent persuadé le monde que c’est nous qui tournons, tandis que les étoiles ne font pas attention à notre terre ; quand il apparut en outre que notre terre est petite comparée à plusieurs des planètes, et que celles-ci sont petites comparées au soleil ; quand le calcul et le télescope eurent révélé l’immensité du système solaire, de notre galaxie, et finalement de l’univers d’innombrables galaxies, il devint de plus en plus difficile de croire qu’une retraite aussi reculée et aussi mesquine pouvait être assez importante pour abriter l’Homme, si l’Homme avait l’importance cosmique que lui assignait la théologie traditionnelle. De simples considérations d’échelle suggéraient que peut-être nous n’étions pas le but de l’univers ; un reste d’amour-propre murmurait que, si nous n’étions pas le but de l’univers, c’était probablement qu’il n’en avait aucun. Je ne prétends pas que de telles considérations aient aucune force logique, et encore moins qu’elles aient été aussitôt soulevées un peu partout par le système de Copernic. Je veux seulement dire qu’elles étaient du genre de celles que ce système devait soulever dans l’esprit de ceux qui se le représentaient avec force{1}. Il n’est donc pas surprenant que les Églises chrétiennes, tant protestantes que catholiques, aient éprouvé de l’hostilité envers la nouvelle astronomie, et aient cherché des motifs de la stigmatiser comme hérétique. Le grand pas suivant en astronomie fut fait par Kepler (1571-1630), qui n’entra jamais en conflit avec l’Église, bien que ses opinions fussent les mêmes que celles de Galilée. Au contraire, les autorités catholiques lui pardonnèrent d’être protestant parce qu’il était un savant éminent{2}. Quand la ville de Graz, où il était titulaire d’une chaire de professeur, passa des mains des protestants à celles des catholiques, les professeurs protestants furent chassés ; mais lui, bien qu’il eût pris la fuite, fut réintégré dans ses fonctions grâce à la faveur des Jésuites. Il succéda à Tycho-Brahé comme « mathématicien impérial », sous le règne de l’empereur Rodolphe II, et hérita de ses inestimables documents astronomiques. S’il avait dépendu de son poste officiel pour vivre, il serait mort de faim, car son traitement, quoique élevé, ne lui était pas versé. Mais, tout en étant astronome, il était aussi astrologue (et peut-être astrologue sincèrement convaincu), et, quand il tirait les horoscopes de l’Empereur et d’autres magnats, il pouvait exiger le paiement comptant. Avec une candeur désarmante, il observa que « la nature, qui a conféré à chaque animal ses moyens de subsistance, a donné à l’astronomie, comme adjointe et alliée, l’astrologie ». Les horoscopes n’étaient pas sa seule source de revenus, car il épousa une héritière ; et, bien qu’il se plaignît constamment de sa pauvreté, on découvrit à sa mort qu’il était loin d’être indigent. Le caractère de l’esprit de Kepler était très singulier. Il fut amené à soutenir l’hypothèse de Copernic presque autant par le culte du Soleil que par des mobiles plus rationnels. Dans les travaux qui aboutirent à la découverte de ses trois lois, il fut guidé par l’idée invraisemblable qu’il devait exister un rapport entre les cinq polyèdres réguliers et les cinq planètes : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. C’est là un exemple extrême d’un phénomène qui n’est pas rare dans l’histoire de la science, à savoir que des théories qui se trouvent être vraies et importantes viennent d’abord à l’esprit de leurs inventeurs par suite de considérations entièrement absurdes et déraisonnables. Le fait est qu’il est difficile de penser à l’hypothèse exacte, et qu’il n’existe aucune technique facilitant cette étape essentielle du progrès scientifique. En conséquence, tout plan méthodique permettant d’imaginer des hypothèses nouvelles peut rendre des services ; et, si le chercheur y croit fermement, cela lui donne la patience nécessaire pour continuer à essayer constamment de nouvelles possibilités, même s’il a déjà dû en rejeter un grand nombre. Tel fut le cas de Kepler. Son succès final, particulièrement dans le cas de sa troisième loi, fut dû à une patience incroyable ; mais sa patience était due à ses croyances mystiques : un lien avec les polyèdres réguliers devait fournir un indice, et les planètes, par leurs révolutions, devaient produire une « harmonie des sphères » que seule l’âme du soleil pouvait entendre — car il était fermement convaincu que le soleil était le corps d’un esprit plus ou moins divin. Les deux premières lois de Kepler furent publiées en 1609, la troisième en 1619. La plus importante des trois, au point de vue de notre idée générale du système solaire, était la première, d’après laquelle les planètes tournent autour du soleil selon des ellipses dont le soleil occupe l’un des foyers. (Pour dessiner une ellipse, piquer deux épingles dans une feuille de papier, à 5 cm l’une de l’autre par exemple, puis prendre un fil, de 10 cm de longueur par exemple, et en fixer les deux extrémités aux deux épingles. Tous les points qu’on peut atteindre en tendant le fil sont sur une ellipse dont les deux épingles sont les foyers. Autrement dit, une ellipse se compose de tous les points tels que, si l’on additionne les distances de chacun aux deux foyers, on obtienne toujours la même quantité). Les Grecs avaient d’abord supposé que tous les corps célestes devaient décrire des cercles, parce que le cercle est la courbe la plus parfaite. Quand ils découvrirent que cette hypothèse ne convenait pas, ils adoptèrent l’idée que les planètes décrivent des « épicycloïdes », c’est-à-dire des cercles autour d’un point qui se déplace lui-même suivant un cercle. (Pour faire une épicycloïde, prendre une grande roue et la poser à plat sur le sol, puis prendre une roue plus petite, avec un clou planté dans la jante, et faire rouler la petite roue sur la grande pendant que le clou gratte le sol. La marque faite par le clou sur le sol est une épicycloïde. Si la terre décrivait un cercle autour du soleil et la lune un cercle autour de la terre, la lune décrirait une épicycloïde autour du soleil.) Bien que les Grecs eussent étudié avec soin les propriétés géométriques des ellipses, il ne leur était jamais venu à l’esprit que les corps célestes pouvaient se déplacer autrement qu’en cercles ou en complications de cercles, parce que leur sens esthétique commandait leurs recherches, et leur faisait rejeter toutes les hypothèses sauf les plus symétriques. Les scolastiques avaient hérité des préjugés des Grecs, et Kepler fut le premier à oser les contredire sur ce point. Les idées préconçues d’origine esthétique peuvent induire en erreur tout autant que celles d’origine morale ou théologique, et, à ce seul point de vue, Kepler serait un innovateur de première grandeur. Mais ses trois lois ont une autre place, plus importante, dans l’histoire de la science, car elles devaient fournir la preuve de la loi de gravitation de Newton. Les lois de Kepler, contrairement à la loi de gravitation, étaient purement descriptives. Elles n’indiquaient aucune cause générale des mouvements des planètes, mais donnaient les formules les plus simples permettant de résumer les résultats de l’observation. La simplicité de la description était jusque-là le seul avantage de la théorie suivant laquelle les planètes tournent autour du soleil et non autour de la terre, la rotation diurne apparente des cieux étant due en réalité à la rotation de la terre. Pour les astronomes du XVIIe siècle, il semblait que c’était plus qu’une question de simplicité, que la terre tournait réellement sur elle-même et que les planètes tournaient réellement autour du soleil, et cette manière de voir fut appuyée par les travaux de Newton. Mais en fait, comme tous les mouvements sont relatifs, nous ne pouvons pas distinguer entre les deux hypothèses : « la terre tourne autour du soleil » et « le soleil tourne autour de la terre ». Il s’agit simplement de deux manières différentes de décrire le même phénomène, comme de dire que A épouse B ou que B épouse A. Mais, quand on en vient aux détails, l’avantage de simplicité de la description de Copernic est tel qu’aucune personne sensée ne s’encombrerait des complications qu’entraîne la fixité de la terre. Nous disons qu’un train va à Marseille, et non que Marseille va au train. Nous pourrions le dire sans erreur intellectuelle, mais nous devrions supposer que toutes les villes et tous les champs situés le long de la ligne se précipitent subitement vers le nord, et qu’il en est de même pour toute la terre sauf le train, ce qui est logiquement possible mais inutilement compliqué. La révolution diurne des étoiles, dans l’hypothèse de Ptolémée, est également arbitraire et inutile, mais également libre d’erreur intellectuelle. Mais, étant donné que Kepler et Galilée, ainsi que leurs adversaires, ne se rendaient pas compte de la relativité du mouvement, la question débattue leur paraissait porter, non sur la commodité de description, mais sur la vérité objective. Et cette erreur était apparemment un stimulant nécessaire au progrès de la science astronomique à cette époque, car les lois qui régissent les mouvements des corps célestes n’auraient jamais été découvertes sans les simplifications introduites par l’hypothèse de Copernic. Galileo Galilei (1564-1642) lut la plus importante figure scientifique de son temps, à la fois par ses découvertes et par son conflit avec l’Inquisition. Son père était un mathématicien désargenté, et fit tout son possible pour tourner l’enfant vers des études qu’il espérait plus lucratives. Il réussit à empêcher Galilée d’apprendre même l’existence des mathématiques, jusqu’à ce qu’il entendît par hasard, à l’âge de dix-neuf ans, une leçon de géométrie en écoutant aux portes. Il se jeta aussitôt avec avidité sur cette étude, qui avait pour lui tout le charme du fruit défendu. Malheureusement, la morale de cette histoire a été perdue pour les maîtres d’école. Le grand mérite de Galilée fut de combiner l’habileté expérimentale et mécanique avec la capacité de concrétiser ses résultats en formules mathématiques. L’étude de la dynamique, c’est-à-dire des lois qui régissent les mouvements des corps, commence pratiquement avec lui. Les Grecs avaient étudié la statique, c’est-à-dire les lois de l’équilibre. Mais les lois du mouvement, et surtout du mouvement à vitesse variable, furent aussi mal comprises des Grecs que des hommes du XVIe siècle. En premier lieu, on pensait qu’un corps en mouvement, abandonné à lui-même, devait s’arrêter, tandis que Galilée établit qu’il devait continuer à se déplacer en ligne droite à une vitesse constante, en l’absence de toute influence extérieure. En d’autres termes, il fallait chercher dans le milieu environnant des circonstances expliquant, non le mouvement d’un corps, mais les variations de son mouvement, soit en direction, soit en vitesse, soit les deux à la fois. Une variation de la vitesse ou de la direction du mouvement est appelée accélération. Ainsi, quand on veut expliquer pourquoi les corps se déplacent comme ils le font, c’est l’accélération, et non la vitesse, qui indique les forces exercées de l’extérieur. La découverte de ce principe fut l’indispensable premier pas de la dynamique. Galilée appliqua son principe pour expliquer les résultats de ses expériences sur la chute des corps. Aristote avait enseigné que la vitesse de chute d’un corps était proportionnelle à son poids ; autrement dit, si l’on faisait tomber, de la même hauteur et au même instant, un corps pesant dix livres et un autre pesant une livre (par exemple), le corps pesant une livre aurait dû prendre dix fois plus de temps pour atteindre le sol que le corps pesant dix livres. Galilée, qui était professeur à l’Université de Pise, mais qui n’avait aucun égard pour les sentiments des autres professeurs, avait l’habitude de faire tomber des poids du haut de la Tour Penchée au moment même où ses collègues aristotéliciens se rendaient à leurs cours. Les masses de plomb petites et grosses atteignaient le sol presque en même temps : Galilée en concluait qu’Aristote avait tort, mais les autres professeurs en concluaient que Galilée était méchant. À la suite d’un certain nombre d’actions malicieuses, dont celle qui précède est typique, il s’attira la haine éternelle de ceux qui pensaient que la vérité doit être recherchée dans les livres, et non dans les expériences. Galilée découvrit que, mise à part la résistance de l’air, les corps tombant en chute libre ont une accélération constante, qui est la même pour tous dans le vide, quel que soit leur volume ou la matière dont ils sont faits. Pendant chaque seconde de chute libre dans le vide, la vitesse d’un corps augmente d’environ 9,8 mètres par seconde. Il démontra également que, quand un corps est lancé horizontalement (telle une balle de fusil), il décrit une parabole, alors qu’on supposait jusque-là qu’il se déplaçait horizontalement pendant un certain temps, pour tomber ensuite verticalement. Ces résultats peuvent ne pas paraître très sensationnels aujourd’hui, mais ils furent le début de la connaissance mathématique exacte des mouvements des corps. Avant Galilée, il y avait d’une part les mathématiques pures qui étaient déductives et indépendantes de l’expérience, et d’autre part un certain degré d’expérimentation purement empirique, particulièrement dans le domaine de l’alchimie. Mais ce fut lui qui fit le plus pour créer la pratique de l’expérimentation en vue d’arriver à une loi mathématique, permettant ainsi d’appliquer les mathématiques à des domaines où il n’existait aucune connaissance a priori. Et ce fut lui qui fit le plus pour montrer, d’une façon spectaculaire et irréfutable, combien il est facile de répéter une assertion de génération en génération, alors que la moindre tentative de vérification en aurait montré la fausseté. Pendant les deux mille ans qui séparent Aristote de Galilée, nul n’avait pensé à vérifier si les lois de la chute des corps étaient bien ce qu’Aristote dit qu’elles sont. Il peut nous paraître naturel de vérifier de telles assertions ; mais, à l’époque de Galilée, il fallait du génie. Les expériences sur la chute des corps, si elles pouvaient contrarier les cuistres, ne pouvaient pas être condamnées par l’Inquisition. Ce fut la lunette astronomique qui entraîna Galilée sur un terrain plus dangereux. Ayant appris qu’un Hollandais avait inventé cet instrument, Galilée le réinventa, et découvrit presque aussitôt de nombreux faits astronomiques nouveaux, dont le plus important à ses yeux était l’existence des satellites de Jupiter. Ceux-ci avaient de l’importance en tant que modèle réduit du système solaire selon la théorie de Copernic, tandis qu’il était difficile de les faire entrer dans les schéma de Ptolémée. En outre, il existait toutes sortes de raisons pour qu’en dehors des étoiles fixes, il y eût juste sept corps célestes (le soleil, la lune et les cinq planètes), et la découverte de quatre autres était extrêmement troublante. N’y avait-il pas les sept chandeliers d’or de l’Apocalypse, et les sept Églises d’Asie ? Les aristotéliciens refusèrent absolument de regarder dans la lunette, et soutinrent obstinément que les lunes de Jupiter étaient une illusion{3}. Mais Galilée eut la sagesse de les baptiser « Sidera Medicea » (étoiles des Médicis), en l’honneur du grand-duc de Toscane, ce qui contribua beaucoup à convaincre les autorités de leur existence. Si elles n’avaient pas apporté un argument en faveur du système de Copernic, ceux qui niaient leur existence n’auraient pas pu tenir tête longtemps. En plus des lunes de Jupiter, la lunette apportait d’autres révélations horrifiantes pour les théologiens. Elle montrait que Vénus avait des phases comme la lune ; Copernic avait reconnu que sa théorie l’exigeait, et l’instrument de Galilée transformait un argument contre lui en un argument en sa faveur. On découvrit que la lune avait des montagnes, ce qui fut considéré comme scandaleux, on ne sait pour quelle raison. Chose plus affreuse encore, le soleil avait des taches! On pensa que cela tendait à montrer que l’œuvre du Créateur avait des défauts ; il fut donc interdit aux professeurs des universités catholiques de mentionner les taches du soleil, et, dans certaines de ces universités, l’interdiction devait durer plusieurs siècles. Un Dominicain reçut de l’avancement pour avoir fait un sermon sur le texte à calembour : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à contempler le ciel ? », dans lequel il soutenait que la géométrie vient du diable, et que les mathématiciens devaient être bannis comme auteurs de toutes les hérésies. Les théologiens furent prompts à faire remarquer que la nouvelle doctrine rendrait difficile de croire à l’Incarnation. En outre, puisque Dieu ne fait rien en vain, nous devons supposer que les autres planètes sont habitées ; mais leurs habitants peuvent-ils descendre de Noé ou avoir été rachetés par le Sauveur ? Tels étaient quelques-uns seulement des doutes affreux qui, d’après les cardinaux et archevêques, risquaient d’être soulevés par la curiosité impie de Galilée. Le résultat de tout ceci fut que l’Inquisition s’attela à l’astronomie, et parvint, par déduction à partir de certains textes de l’Écriture, à deux vérités importantes : « La première proposition, à savoir que le soleil est le centre et ne tourne pas autour de la terre, est ridicule, absurde, fausse en théologie, et hérétique, parce qu’expressément contraire à l’Écriture Sainte… La seconde proposition, à savoir que la terre n’est pas le centre, mais tourne autour du soleil, est absurde, fausse en philosophie, et, au point de vue théologique tout au moins, contraire à la vraie foi. » Là-dessus, Galilée reçut du pape l’ordre de se présenter devant l’Inquisition, qui le somma d’abjurer ses erreurs, ce qu’il fit le 26 février 1616. Il promit solennellement de ne plus soutenir l’opinion de Copernic, ni de l’enseigner par écrit ou de vive voix. Il ne faut pas oublier que Bruno avait été brûlé vif seize ans plus tôt seulement. Sur l’ordre du pape, tous les livres enseignant que la terre tourne furent alors mis à l’index ; et, pour la première fois, l’ouvrage de Copernic lui- même fut condamné. Galilée se retira à Florence, où, pendant un certain temps, il mena une vie tranquille et évita de provoquer ses ennemis victorieux. Mais Galilée avait un tempérament optimiste, et était toujours enclin à diriger ses traits contre les imbéciles. En 1623, son ami le cardinal Barberini devint pape sous le nom d’Urbain VIII, ce qui donna à Galilée un sentiment de sécurité mal fondé, comme l’événement devait le montrer. Il se mit à composer ses Dialogues sur les deux plus grands systèmes du monde, qui furent terminés en 1630 et publiés en 1632. Dans ce livre, il feignait de tenir la balance égale entre les deux « plus grands systèmes », ceux de Copernic et de Ptolémée, mais en fait tout l’ouvrage est un vigoureux plaidoyer en faveur du premier. C’était un livre étincelant, et on se jeta dessus dans toute l’Europe. Mais, tandis que le monde scientifique applaudissait, les gens d’Église étaient furieux. Pendant la durée du silence forcé de Galilée, ses ennemis avaient saisi l’occasion de renforcer les préjugés contre lui par des arguments auxquels il aurait été imprudent de répliquer. On allégua que sa doctrine était incompatible avec le dogme de la Présence Réelle. Le père jésuite Melchior Inchofer soutint que « l’opinion du mouvement de la terre est, de toutes les hérésies, la plus abominable, la plus pernicieuse, la plus scandaleuse ; l’immobilité de la terre est trois fois sacrée ; on devrait tolérer des arguments contre l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu et l’incarnation, plutôt qu’un argument tendant à prouver que la terre tourne ». Par de tels cris de « taïaut », les théologiens s’étaient excités mutuellement, et ils étaient à présent tout prêts à traquer un vieillard solitaire, affaibli par la maladie et en train de devenir aveugle. Galilée fut appelé à Rome pour comparaître devant l’Inquisition : celle- ci, se sentant narguée, était d’humeur plus sévère qu’en 1616. Il déclara d’abord qu’il était trop malade pour supporter le voyage de Florence à Rome ; sur quoi le pape menaça d’envoyer son propre médecin à Florence pour examiner le coupable, qui devait être ramené enchaîné si sa maladie n’était pas mortelle. Galilée se décida alors à entreprendre le voyage sans attendre le verdict de l’envoyé médical de son ennemi — car Urbain VIII était devenu son adversaire acharné. Arrivé à Rome, il fut jeté dans les prisons de l’Inquisition, et menacé de la torture s’il ne se rétractait pas. L’Inquisition, « invoquant le très saint nom de Notre Seigneur Jésus-Christ et de Sa très glorieuse Vierge Mère Marie », décréta que Galilée n’encourrait pas les peines prévues pour l’hérésie, « pourvu qu’avec un cœur sincère et une foi non feinte, en Notre présence, tu abjures, maudisses et détestes lesdites erreurs et hérésies ». Néanmoins, en dépit de la rétractation et du repentir, « Nous te condamnons à la prison formelle de ce Saint Office pour une période déterminable à Notre plaisir ; et, en guise de pénitence salutaire, t’ordonnons de réciter une fois par semaine, pendant les trois années à venir, les sept psaumes de pénitence ». La douceur relative de cette sentence était liée à la rétractation. En conséquence, Galilée récita publiquement et à genoux une longue formule rédigée par l’Inquisition, au cours de laquelle il déclarait : « J’abjure, maudis et déteste lesdites erreurs et hérésies… et je jure que je ne dirai ni n’affirmerai jamais plus rien à l’avenir, verbalement ou par écrit, qui puisse donner lieu à un tel soupçon à mon égard. » Il continua en promettant de dénoncer à l’Inquisition tous les hérétiques qu’il pourrait trouver encore en train de soutenir que la terre tourne, et en jurant, les mains sur les Évangiles, qu’il avait lui-même abjuré cette doctrine. Consciente d’avoir servi les intérêts de la religion et de la morale en forçant le plus grand homme de l’époque à commettre un parjure, l’Inquisition lui permit de passer le reste de ses jours dans la retraite et le silence, non en prison, il est vrai, mais étroitement surveillé, avec interdiction de voir sa famille ou ses amis. Il devint aveugle en 1637, et mourut en 1642, l’année de la naissance de Newton. L’Église interdit d’enseigner le système de Copernic comme une vérité dans toutes les institutions savantes et tous les établissements d’enseignement placés sous son autorité. Les ouvrages enseignant que la terre tourne restèrent à l’index jusqu’en 1835. Quand, en 1829, la statue de Copernic par Thorwaldsen fut dévoilée à Varsovie, une grande foule s’assembla pour rendre hommage à l’astronome, mais on ne vit guère de prêtres catholiques. Pendant deux cents ans, l’Église catholique ne relâcha qu’en rechignant son opposition envers une théorie qui, pendant presque toute cette période, était admise par tous les astronomes compétents. Il ne faudrait pas supposer que les théologiens protestants eussent été d’emblée moins hostiles que les catholiques aux nouvelles théories. Mais, pour plusieurs raisons, leur opposition fut moins efficace. Aucune organisation aussi puissante que l’Inquisition n’existait dans les pays protestants pour imposer l’orthodoxie ; en outre, la diversité des sectes empêchait toute persécution efficace, d’autant plus que les guerres de religion rendaient souhaitable un « front uni ». Descartes, qui fut terrifié quand il apprit la condamnation de Galilée en 1616, s’enfuit en Hollande, où, en dépit du fait que les théologiens réclamaient son châtiment à cor et à cri, le gouvernement se tint à son principe de tolérance religieuse. Par- dessus tout, les Églises protestantes n’étaient pas gênées par des prétentions à l’infaillibilité. Bien que les Écritures fussent considérées comme d’inspiration divine, leur interprétation était laissée au jugement individuel, qui découvrit bientôt des façons de disposer des textes gênants. Le protestantisme avait commencé par être une révolte contre la domination ecclésiastique, et avait partout affermi le pouvoir des autorités civiles face au clergé. Il est hors de doute que le clergé, s’il en avait eu le pouvoir, aurait tenté d’empêcher le système de Copernic de se répandre. En 1873 encore, l’ancien directeur d’une école américaine d’instituteurs luthériens publiait à Saint-Louis (Missouri) un ouvrage d’astronomie, où il expliquait que la vérité devait être cherchée dans la Bible, et non dans les ouvrages des astronomes, et qu’en conséquence les doctrines de Copernic, Galilée, Newton et leurs successeurs devaient être rejetées. Mais ces protestations tardives n’inspirent plus que la pitié. Il est maintenant universellement admis que, si le système de Copernic n’était pas définitif, il constituait une étape nécessaire et très importante du progrès des connaissances scientifiques. Bien que les théologiens, après leur « victoire » désastreuse sur Galilée, eussent jugé plus prudent d’éviter officiellement d’être aussi catégoriques, ils continuèrent à opposer l’obscurantisme à la science autant qu’ils osaient le faire. C’est ce qu’illustre leur attitude au sujet des comètes, lesquelles, pour un esprit d’aujourd’hui, ne paraissent pas très intimement liées à la religion. Mais la théologie médiévale, précisément parce qu’elle constituait un ensemble logique destiné à être immuable, ne pouvait éviter d’avoir des opinions arrêtées sur presque tous les sujets, et tendait donc à être entraînée dans la guerre sur tout le front de la science. Du fait de son ancienneté, une grande partie de la théologie n’était que de l’ignorance codifiée, donnant une odeur de sainteté à des erreurs qui n’auraient pas dû subsister à une époque éclairée. En ce qui concerne les comètes, les opinions des gens d’Église avaient deux sources. D’une part, le règne de la loi n’était pas conçu comme nous le concevons ; d’autre part, il était admis que tout ce qui est au-dessus de l’atmosphère terrestre devait être indestructible. Commençons par le règne de la loi. On pensait que certains phénomènes se produisaient d’une manière régulière, comme le lever du soleil et la succession des saisons, tandis que d’autres étaient des signes et des présages, annonçant des événements futurs ou appelant les hommes à se repentir de leurs péchés. Depuis Galilée, les hommes de science considèrent les lois de la nature comme des lois du changement : elles indiquent comment les corps se déplaceront dans certaines circonstances, et nous permettent donc de calculer ce qui arrivera, mais elles ne disent pas simplement que ce qui est arrivé arrivera. Nous savons que le soleil continuera à se lever pendant longtemps, mais qu’en fin de compte, du fait du frottement des marées, il cessera sans doute de se lever, par l’action des mêmes causes qui le font lever actuellement. Une telle conception était trop difficile pour l’esprit médiéval, qui ne comprenait les lois naturelles que quand elles affirmaient la répétition indéfinie. Ce qui était insolite ou non périodique était attribué directement à la volonté de Dieu, et non pas considéré comme dû à une loi naturelle. Dans les cieux, presque tout était régulier. Les éclipses avaient jadis paru constituer des exceptions, et avaient provoqué des terreurs superstitieuses, mais avaient été soumises à des lois par les prêtres babyloniens. Le soleil et la lune, les planètes et les étoiles fixes, continuaient d’année en année à faire ce qu’on en attendait ; on n’observait pas d’astres nouveaux, et les astres connus ne vieillissaient jamais. En conséquence, on en vint à admettre que tout ce qui était au-dessus de l’atmosphère avait été créé une fois pour toutes, avec la perfection voulue par le Créateur ; la croissance et le déclin étaient confinés à notre terre, et faisaient partie du châtiment du péché de nos premiers parents. Les météores et les comètes, étant transitoires, devaient donc être situés dans l’atmosphère terrestre, sous la lune, « sublunaires ». En ce qui concerne les météores, cette opinion était juste ; en ce qui concerne les comètes, elle était fausse. Ces deux opinions : que les comètes sont des présages, et qu’elles sont dans l’atmosphère terrestre, furent soutenues par les théologiens avec une grande véhémence. Depuis les temps anciens, les comètes avaient toujours passé pour des messagères de désastre. Cette opinion est considérée comme évidente dans Shakespeare, par exemple dans Jules César et dans Henry V. Calixte III, pape de 1455 à 1458, que la prise de Constantinople par les Turcs avait grandement troublé, relia ce désastre à l’apparition d’une grande comète, et ordonna des journées de prières pour que « toute calamité imminente soit détournée des Chrétiens contre les Turcs ». On fit même une addition à la litanie : « Du Turc et de la comète, cher Seigneur, délivrez- nous. » L’archevêque Cranmer, écrivant à Henry VIII en 1532 au sujet d’une comète alors visible, déclarait : « Quelles choses étranges ces signes annoncent, Dieu le sait : car ils n’apparaissent point à la légère, mais pour quelque affaire importante. » En 1680, une comète particulièrement alarmante ayant fait son apparition, un éminent théologien écossais, avec un nationalisme admirable, déclara que les comètes étaient « des présages de grands châtiments sur ce pays pour nos péchés, car jamais le Seigneur ne fut plus provoqué par aucun peuple ». En cela, il suivait, peut-être sans le savoir, l’autorité de Luther, qui avait déclaré : « Les païens écrivent que la comète peut provenir de causes naturelles, mais Dieu n’en crée aucune qui ne présage une calamité certaine. » Malgré leurs désaccords, catholiques et protestants étaient unanimes au sujet des comètes. Dans les universités catholiques, les professeurs d’astronomie devaient prêter un serment incompatible avec les idées scientifiques sur les comètes. En 1673, le Père Augustin de Angelis, recteur du Collège Clémentin à Rome, publiait un livre sur la météorologie, dans lequel il indiquait que « les comètes ne sont pas des corps célestes, mais prennent naissance dans l’atmosphère de la terre au-dessous de la lune ; car tout ce qui est céleste est éternel et incorruptible, mais les comètes ont un commencement et une fin : ergo, les comètes ne peuvent être des corps célestes ». Il s’agissait de réfuter Tycho-Brahé, lequel, appuyé plus tard par Kepler, avait donné de multiples raisons de penser que la comète de 1577 était au-dessus de la lune. Le Père Augustin expliquait les mouvements excentriques des comètes en les attribuant à des anges, à qui cette tâche aurait été assignée par Dieu. Très britannique, dans son esprit de compromis, est la note portée sur le journal de Ralph Thoresby, F. R. S. (membre de la Société Royale) en 1682, alors que la comète de Halley faisait l’apparition qui devait permettre le premier calcul de son orbite. Thoresby écrit : « Seigneur, préparez-vous à tout changement qu’elle peut présager ; car, bien que je n’ignore pas que de tels météores proviennent de causes naturelles, ils sont cependant aussi, bien souvent, les présages de calamités naturelles. » La preuve définitive du fait que les comètes sont soumises à des lois, et qu’elles ne sont pas situées dans l’atmosphère terrestre, est due à trois hommes. Un Suisse nommé Doerfel montra que l’orbite de la comète de 1680 était à peu près une parabole ; Halley montra que la comète de 1682 (appelée depuis comète de Halley), qui avait semé la terreur en 1066, au moment de la conquête de l’Angleterre par les Normands, et en 1453, à la chute de Constantinople, avait une orbite en forme d’ellipse très allongée, avec une période d’environ 76 ans ; et les Principes de Newton, en 1687, montrèrent que la loi de la gravitation expliquait d’une manière tout aussi satisfaisante les mouvements des comètes que ceux des planètes. Les théologiens qui voulaient des présages furent contraints de se rabattre sur les tremblements de terre et les éruptions. Mais ceux-ci n’appartenaient pas au domaine de l’astronomie, mais à celui d’une autre science, la géologie, qui se développa plus tard, et eut à mener son propre combat contre les dogmes hérités d’une ère d’ignorance. CHAPITRE III L’évolution Les sciences se sont développées dans l’ordre inverse de celui qu’on aurait pu attendre. Ce qui était le plus loin de nous a d’abord été soumis à des lois, puis ce qui était plus près : d’abord les cieux, puis la terre, puis la vie animale et végétale, puis le corps humain, et en dernier lieu (très imparfaitement encore) l’esprit humain. Il n’y a rien là d’inexplicable. La connaissance intime des détails rend difficile de voir les lignes d’ensemble ; on voit plus facilement le tracé des routes romaines du haut d’un avion que du sol. Les amis d’un homme savent mieux que lui ce qu’il va faire : à un certain tour que prend la conversation, ils voient venir avec terreur une de ses anecdotes favorites, tandis qu’il a lui-même l’impression d’agir sous l’effet d’une impulsion spontanée, qui n’obéit à aucune loi. La connaissance détaillée qui résulte de l’intimité quotidienne n’est pas la meilleure source de la connaissance générale, telle que la science la recherche. Non seulement la découverte de lois naturelles simples, mais aussi la théorie de la formation progressive du monde tel que nous le connaissons, ont pris naissance en astronomie ; mais cette théorie, contrairement à ces lois, a trouvé son application la plus importante à propos du développement de la vie sur notre planète. La théorie de l’évolution, que nous allons envisager maintenant, bien qu’ayant pris naissance en astronomie, a eu plus d’importance scientifique en géologie et en biologie, où elle a également eu à lutter contre des préjugés théologiques plus opiniâtres encore que ceux qui pesèrent sur l’astronomie après la victoire du système de Copernic. Il est difficile à un esprit d’aujourd’hui de se rendre compte du caractère récent de la croyance à l’évolution et au développement progressif : en fait, elle est presque entièrement postérieure à Newton. Aux yeux de l’orthodoxie, le monde avait été créé en six jours, et avait contenu depuis lors tous les corps célestes qu’il contient actuellement, et aussi toutes les espèces animales et végétales, ainsi que d’autres qui avaient péri dans le Déluge. La loi de l’univers n’était pas le progrès, comme le soutiennent actuellement la plupart des théologiens : bien au contraire, tous les chrétiens croyaient qu’il y avait eu un terrible concours de désastres au moment du péché originel. Dieu avait dit à Adam et à Ève de ne pas manger du fruit d’un certain arbre : néanmoins, ils en avaient mangé. En conséquence, Dieu avait décrété qu’eux et toute leur postérité seraient mortels, et qu’après la mort, leurs descendants même les plus éloignés subiraient un châtiment éternel en enfer, avec certaines exceptions, choisies d’après un plan qui donnait lieu à bien des controverses. À partir de l’instant du péché d’Adam, les animaux avaient commencé à se dévorer les uns les autres, les orties et les ronces avaient poussé, les saisons avaient fait leur apparition, et le sol même avait été maudit, de sorte qu’il ne fournissait plus à l’homme sa subsistance qu’au prix d’un travail pénible. Bientôt, les hommes étaient devenus si méchants qu’ils avaient tous été noyés dans le Déluge, sauf Noé, ses trois fils et leurs épouses. On ne pensait pas que l’homme s’était amélioré depuis, mais le Seigneur avait promis de ne plus envoyer de déluge universel, et Se contentait à présent d’une éruption ou d’un tremblement de terre de temps à autre. Il faut bien comprendre que tout ceci était tenu littéralement pour la vérité historique, soit effectivement relatée dans la Bible, soit déduite de cette relation. La date de la création peut être déduite des généalogies de la Genèse, qui nous disent quel âge avait chaque patriarche à la naissance de son fils aîné. Une certaine marge était laissée à la controverse, par suite de certaines ambiguïtés et de différences entre la version des Septante et le texte hébreu ; mais, en fin de compte, la chrétienté protestante devait admettre en général la date de 4004 avant Jésus-Christ, fixée par l’archevêque Usher. Le docteur Lightfoot, vice-chancelier de l’Université de Cambridge, qui admettait cette date, pensait qu’une étude attentive de la Genèse permettait une précision plus grande encore : d’après lui, la création de l’homme avait eu lieu à 9 heures du matin, le 23 octobre. Toutefois, ce point n’a jamais été un article de foi : on pouvait croire, sans risque d’hérésie, qu’Adam et Ève avaient vu le jour le 16 octobre ou le 30 octobre, à condition de se baser sur la Genèse. On savait naturellement que le jour de la semaine était le vendredi, puisque Dieu s’était reposé le samedi. La science était tenue de se contenter de ce cadre étroit, et ceux qui pensaient qu’une durée de 6 000 ans était trop courte pour l’existence de l’univers visible étaient désignés à l’opprobre général. On ne pouvait plus les brûler ni les emprisonner, mais les théologiens faisaient tout leur possible pour leur rendre la vie intenable et pour empêcher leurs opinions de se répandre. Les travaux de Newton (le système de Copernic ayant été admis) n’ébranlèrent en rien l’orthodoxie religieuse. Newton lui-même était profondément religieux, et croyait à l’inspiration littérale de la Bible. Son univers ne comportait aucune évolution, et, à s’en tenir à sa théorie, pouvait aussi bien avoir été créé d’un seul coup. Pour expliquer les vitesses tangentielles des planètes, qui les empêchent de tomber vers le soleil, il supposait qu’elles avaient été initialement lancées par la main de Dieu ; ce qui s’était passé depuis s’expliquait par la loi de la gravitation. Il est vrai que, dans une lettre personnelle adressée à Bentley, Newton expliquait comment le système solaire pouvait s’être formé à partir d’une répartition quasi-uniforme de la matière ; mais, à s’en tenir à ses déclarations publiques et officielles, il paraissait être en faveur d’une création soudaine du soleil et des planètes, tels que nous les connaissons, et exclure toute idée d’évolution cosmique. C’est de Newton que le XVIIIe siècle reçut cette piété d’un caractère si particulier, dans laquelle Dieu apparaissait essentiellement comme le Législateur, qui avait d’abord créé le monde, puis fixé des règles qui déterminaient tous les événements futurs, sans nécessiter Son intervention personnelle. Les orthodoxes admettaient des exceptions : il y avait les miracles liés à la religion. Mais, pour les déistes, tout, sans exception, était régi par la loi naturelle. On trouve ces deux opinions dans l’Essai sur l’Homme de Pope. C’est ainsi qu’il écrit quelque part : … La Toute-Puissance Cause première Agit par des lois non particulières, mais générales ; Les exceptions sont rares. Mais, quand les exigences de l’orthodoxie sont oubliées, les exceptions disparaissent : Quel que soit le maillon qu’on ôte de la chaîne de la nature, Un sur mille ou dix mille, on brise la chaîne de même. Et si chaque système roule & son échelon, Également indispensable au prodigieux ensemble, La moindre confusion en un seul, et tout Le système, et l’ensemble s’effondre. Que la terre déséquilibrée vole hors de son orbite, Que les planètes et le soleil errent librement à travers le ciel ; Que les anges directeurs soient précipités de leurs sphères, Qu’être sur être soit détruit, et monde sur monde ; Que les fondations entières du ciel s’inclinent vers leur centre, Et que la Nature tremble jusqu’au trône même de Dieu ! Le règne de la loi naturelle, tel qu’il était conçu au temps de la reine Anne (1702-1714), était lié à la stabilité politique et à la conviction que l’ère des révolutions était terminée. Quand les hommes éprouvèrent à nouveau le besoin du changement, leur conception du mécanisme des lois naturelles devint moins statique. La première tentative sérieuse pour mettre sur pied une théorie scientifique de la formation du soleil, des planètes et des étoiles fut faite par Kant, en 1755, dans un livre intitulé : Histoire générale et théorie des cieux, ou étude de la constitution et de l’origine mécanique de toute la structure de l’univers, traitée selon les principes de Newton. C’est là un ouvrage très remarquable, qui anticipe à certains égards les résultats de l’astronomie moderne. Il débute par l’affirmation que toutes les étoiles visibles à l’œil nu appartiennent à un même système, celui de la Voie Lactée ou Galaxie. Toutes ces étoiles sont situées presque dans le même plan, et Kant avance qu’elles possèdent une unité non sans ressemblance avec celle du système solaire. Avec une imagination remarquablement pénétrante, il considère les nébuleuses comme d’autres groupes d’étoiles similaires, mais situés à des distances immenses, opinion qui est généralement admise à notre époque. Il expose une théorie (mathématiquement insoutenable pour une part, mais conforme dans l’ensemble aux résultats des recherches ultérieures) selon laquelle les nébuleuses, la galaxie, les étoiles, les planètes et leurs satellites proviennent tous de la condensation d’une matière diffuse à l’origine, autour de zones où cette matière se trouvait être un peu plus dense qu’ailleurs. Il pense que l’univers matériel est infini, ce qui, dit-il, est la seule manière de voir digne de l’infinité du Créateur. Il pense qu’il se produit un passage progressif du chaos à l’organisation, commençant au centre de gravité de l’univers et s’étendant lentement de ce point vers les régions les plus éloignées, processus mettant en jeu un espace infini et exigeant un temps infini. Ce qui rend cet ouvrage remarquable, c’est d’une part le fait que l’univers matériel est conçu comme un ensemble, dont la galaxie et les nébuleuses sont des éléments, et d’autre part la notion d’une transformation progressive à partir d’une répartition initiale quasi-uniforme de la matière à travers l’espace. C’est là la première tentative sérieuse pour remplacer la création soudaine par l’évolution, et il est intéressant de constater que cette nouvelle manière de voir a fait son apparition dans une théorie des cieux, et non à propos de la vie sur terre. Cependant, pour diverses raisons, l’ouvrage de Kant passa presque inaperçu. Il était encore jeune (trente et un ans) à l’époque de sa parution, et n’avait encore acquis aucune renommée. Il était philosophe et non mathématicien ou physicien professionnel, et son manque de compétence en matière de dynamique se manifeste quand il suppose qu’un système isolé peut acquérir un mouvement de rotation qu’il ne possédait pas à l’origine. En outre, certaines parties de sa théorie étaient purement fantaisistes : par exemple, il pensait que les habitants des planètes devaient être d’autant meilleurs qu’ils étaient plus éloignés du soleil. Cette opinion est louable pour sa modestie au sujet de la race humaine, mais n’est appuyée par aucune considération scientifique connue. Pour ces raisons, l’œuvre de Kant resta presque ignorée jusqu’à ce que Laplace eût mis sur pied une théorie similaire, avec une plus grande compétence professionnelle. La fameuse hypothèse nébulaire de Laplace fut publiée pour la première fois en 1796, dans son Exposition du système du monde ; il ignorait manifestement qu’il avait été devancé dans une grande mesure par Kant. Il ne la considéra jamais que comme une hypothèse, avancée dans une note « avec les réserves que doit inspirer tout ce qui ne résulte pas de l’observation ou du calcul » ; mais, bien qu’elle soit maintenant dépassée, elle domina les recherches théoriques pendant un siècle. D’après lui, ce qui constitue maintenant le système solaire était à l’origine une seule nébuleuse diffuse ; celle-ci s’était contractée progressivement, et s’était donc mise à tourner plus vite sur elle-même ; la force centrifuge avait détaché des masses qui étaient devenues les planètes ; et la répétition du même processus avait donné naissance aux satellites des planètes. Contemporain de la Révolution française, Laplace était tout à fait libre-penseur, et rejetait entièrement l’histoire de la création. Quand Napoléon, qui pensait que la croyance en un Monarque céleste encourageait le respect des monarchies terrestres, fit observer à Laplace que son grand ouvrage sur la Mécanique céleste ne contenait aucune mention de Dieu, l’astronome répondit : « Sire, je me passe de cette hypothèse. » Le monde théologique fut naturellement affligé, mais son antipathie pour Laplace se fondit dans son horreur de l’athéisme et de la perversité générale de la France révolutionnaire. Et, de toute façon, on savait qu’il était téméraire de livrer bataille aux astronomes. En géologie, l’état d’esprit scientifique se développa, à un certain égard, dans une direction contraire à celle de l’astronomie. En astronomie, la croyance à des corps célestes immuables fit place à la théorie de leur formation progressive ; en géologie, la croyance à l’existence d’une période de changements rapides et catastrophiques fut remplacée, à mesure que cette science progressait, par la conviction que le changement avait toujours été très lent. Au début, on pensait que toute l’histoire de la terre devait être comprimée dans un espace de temps de 6 000 ans environ. Compte tenu du témoignage des roches sédimentaires et des dépôts de lave, etc., il fallait, pour cadrer avec l’échelle des temps, supposer que les phénomènes catastrophiques avaient jadis été chose courante. On peut voir combien les progrès scientifiques de la géologie étaient en retard sur ceux de l’astronomie en considérant l’état de la géologie au temps de Newton. C’est ainsi que Woodward, en 1695, expliquait l’existence des roches sédimentaires en supposant « que l’ensemble du globe terrestre avait été mis en pièces et dissous à l’époque du Déluge, et que les couches de terrain s’étaient déposées à partir de cette masse confuse comme tout sédiment terreux se dépose d’un fluide ». Il enseignait, comme le rapporte Lyell, que « toute la masse des couches fossilifères contenues dans la croûte terrestre s’était déposée en quelques mois ». Quatorze ans plus tôt, en 1681, le Révérend Thomas Burnet, qui devait devenir principal du collège de Charterhouse, avait publié sa Théorie sacrée de la terre : contenant un historique de l’origine de la terre, et de toutes les transformations générales qu’elle a déjà subies, ou qu’elle doit subir, jusqu’à la consommation de toutes choses. Il pensait que l’équateur avait été dans le plan de l’écliptique jusqu’au Déluge, mais qu’une poussée était alors venue lui donner son inclinaison actuelle. (Une explication théologiquement plus correcte est celle de Milton, à savoir que ce changement s’est produit au moment du péché originel.) Il pensait que la chaleur du soleil avait crevassé la terre, permettant aux eaux d’émerger d’un réservoir souterrain, d’où le Déluge. Il soutenait qu’une deuxième période de chaos devait précéder le Millénaire. Toutefois, ses opinions appellent des réserves, car il ne croyait pas au châtiment éternel. Pis encore, il considérait l’histoire du péché originel comme une allégorie, de sorte que, comme nous l’apprend l’Encyclopaedia Britannica, « le roi fut obligé de le destituer de la charge de clerc du cabinet ». Son erreur au sujet de l’équateur, ainsi que ses autres erreurs, furent évitées par Whiston, dont le livre, publié en 1696, était intitulé : Une nouvelle théorie de la terre ; dans laquelle on montre que la création du monde en six jours, le déluge universel, et l’embrasement général, tels qu’ils sont décrits dans l’Écriture Sainte, sont parfaitement conformes à la raison et à la philosophie. Ce livre était partiellement inspiré par la comète de 1680, qui l’amena à penser qu’une comète avait pu produire le Déluge. Sur un point, son orthodoxie était sujette à caution : il pensait que les six jours de la Création avaient été plus longs que des jours ordinaires. Il ne faudrait pas croire que Woodward, Burnet et Whiston étaient inférieurs aux autres géologues de leur temps : au contraire, ils étaient les meilleurs géologues de leur époque, et Whiston fut hautement loué par Locke. Le XVIIIe siècle fut fort occupé par une controverse entre deux écoles : celle des Neptunistes, qui attribuaient presque tout à l’action de l’eau, et celle des Vulcanistes, qui exagéraient tout autant l’influence des volcans et des tremblements de terre. La première de ces sectes, qui recueillait perpétuellement des preuves du Déluge, insistait beaucoup sur les fossiles marins trouvés en montagne à haute altitude. Ils étaient les plus orthodoxes, et par suite les ennemis de l’orthodoxie essayaient de nier que les fossiles fussent de véritables restes d’animaux. Voltaire était particulièrement sceptique ; et, quand il ne put plus nier leur origine animale, il soutint que c’étaient des pèlerins qui les avaient laissé tomber. Dans ce cas, la libre pensée dogmatique se montra encore moins scientifique que l’orthodoxie. Buffon, dans son Histoire Naturelle (1749), soutenait quatorze propositions qui furent condamnées par la Sorbonne (alors faculté de théologie) comme « répréhensibles et contraires à l’enseignement de l’Église{4} ». L’une de ces propositions, qui concernait la géologie, affirmait : « Que les montagnes et vallées actuelles de la terre sont dues à des causes secondes, et que ces causes finiront par détruire tous les continents, montagnes et vallées, et par en reproduire d’autres semblables. » Ici, « causes secondes » signifie toutes les causes autres que le « fiat » créateur de Dieu. Ainsi, en 1749, il était nécessaire de croire que le monde avait été créé avec les mêmes montagnes et vallées, et la même répartition des terres et des mers que nous voyons actuellement, sauf là où, comme dans le cas de la mer Morte, un changement avait été produit par un miracle. Buffon ne jugea pas à propos d’entamer une controverse avec la Sorbonne. Il se rétracta, et fut obligé de publier la confession suivante : « Je déclare que je n’ai eu aucune intention de contredire le texte de l’Écriture ; que je crois très fermement tout ce qui s’y trouve relaté au sujet de la Création, en ce qui concerne tant la succession des temps que les faits eux- mêmes ; j’abandonne tout ce qui, dans mon livre, touche à la formation de la terre, et, d’une façon générale, tout ce qui peut être contraire à la narration de Moïse. » Il est manifeste qu’en dehors du domaine de l’astronomie, les théologiens n’avaient guère été assagis par leur conflit avec Galilée. Le premier auteur à exposer des notions scientifiques modernes de géologie fut Hutton, dont la Théorie de la Terre fut publiée en 1788, et rééditée avec des additions en 1795. Il admettait que les transformations qui se sont produites dans le passé à la surface de la terre étaient dues à des causes qui agissent encore actuellement, et que nous n’avons aucune raison de supposer moins actives que par le passé. Bien que ce fût là une maxime essentiellement juste, Hutton en poussait l’application trop loin à certains égards, et pas assez à d’autres. Il attribuait la disparition des continents à l’érosion, avec dépôt de sédiments au fond de la mer ; mais il attribuait l’apparition de nouveaux continents à des bouleversements violents. Il ne tenait pas un compte suffisant de l’affaissement soudain des terres, ni de leur soulèvement progressif. Mais tous les géologues scientifiques ont adopté depuis lors sa méthode générale, consistant à interpréter le passé au moyen du présent, et à attribuer les transformations profondes qui se sont produites au cours des époques géologiques aux mêmes causes que nous voyons aujourd’hui modifier lentement le profil des côtes, accroître ou réduire la hauteur des montagnes, et soulever ou abaisser le lit des océans. C’était surtout la chronologie de Moïse qui avait empêché les gens d’adopter plus tôt ce point de vue, et les défenseurs de la Genèse se livrèrent à de violentes attaques contre Hutton et son disciple Playfair. « L’esprit de parti », dit Lyell, « s’excita contre les doctrines de Hutton, et le lecteur aura peine à croire à l’absence de bonne foi et de modération dans cette controverse, s’il ne se souvient que l’esprit du public anglais était alors dans un état d’excitation fiévreuse. Une catégorie d’écrivains français avait travaillé assidûment, depuis de longues années, à réduire l’influence du clergé en sapant les fondations de la foi chrétienne ; et leurs succès, ainsi que les conséquences de la Révolution française, avaient effrayé les esprits les plus résolus, tandis que l’imagination des plus timorés était constamment hantée par la terreur de l’innovation, comme par le fantôme de quelque rêve effrayant. » En 1795, presque tous les Anglais fortunés voyaient dans toute doctrine anti-biblique une attaque contre la propriété et la menace de la guillotine. Pendant des années, l’opinion britannique fut bien moins libérale qu’avant la Révolution. Les progrès ultérieurs de la géologie sont enchevêtrés avec ceux de la biologie, du fait de la multitude des formes de vie éteintes dont les fossiles constituent des documents. En ce qui concerne l’ancienneté du monde, géologie et théologie pouvaient s’entendre en interprétant les six « jours » de la Création comme six « ères ». Mais, au sujet de la vie animale, la théologie avait un certain nombre d’opinions très arrêtées, qui se révélaient de plus en plus difficiles à concilier avec la science. Les animaux ne se dévoraient pas entre eux avant le péché originel ; tous les animaux existants appartiennent à des espèces représentées dans l’Arche de Noé{5} ; les espèces actuellement éteintes, à quelques exceptions près, ont été noyées par le Déluge. Les espèces sont immuables, et chacune résulte d’un acte de création distinct. Mettre en doute l’une quelconque de ces propositions, c’était encourir l’hostilité des théologiens. Les difficultés avaient commencé avec la découverte du Nouveau Monde. L’Amérique était loin du mont Ararat, et cependant elle contenait bien des animaux introuvables aux endroits intermédiaires. Comment ces animaux avaient-ils pu voyager aussi loin, sans laisser aucun exemplaire de leur espèce en chemin ? Certains pensaient que des marins les avaient apportés, mais cette hypothèse présentait des difficultés, qui embarrassèrent le pieux jésuite Joseph Acosta, lequel s’était consacré à la conversion des Indiens, mais avait de la peine à conserver sa propre foi. Il discute cette question avec beaucoup de bon sens dans son Histoire naturelle et morale des Indes (1590), où il dit : « Qui peut imaginer que, dans un si long voyage, des hommes se donneraient la peine de porter des renards au Pérou, particulièrement l’espèce qu’on appelle Acias, qui est la plus dégoûtante que j’aie jamais vue ? De même, qui pourrait dire qu’ils ont porté des tigres et des lions ? En vérité, ce serait une chose digne de rire que de le penser. Il suffisait, certes, à des hommes battus contre leur gré par la tempête, dans un voyage si long et si incertain, d’en réchapper avec la vie sauve, sans s’occuper à transporter des loups et des renards, et à les nourrir en mer{6}. » De tels problèmes amenèrent les théologiens à penser que les dégoûtants Acias, et autres bêtes embarrassantes, avaient été engendrés spontanément à partir de la boue par l’action du soleil ; malheureusement, on n’en trouve aucune mention dans l’histoire de l’Arche. Mais il n’y avait apparemment rien à faire. Comment, les paresseux, par exemple, dont les mouvements sont aussi peu pressés que leur nom l’indique, pouvaient-ils avoir tous atteint l’Amérique du Sud en partant du mont Ararat ? Une autre source d’ennuis était le nombre même des espèces révélées par les progrès de la zoologie. Elles se comptent actuellement par millions, et, si deux spécimens de chaque espèce se trouvaient dans l’Arche, celle-ci devait être plutôt encombrée. En outre, Adam les avait toutes nommées, ce qui parait un effort épuisant pour débuter dans l’existence. La découverte de l’Australie souleva de nouveaux problèmes. Pourquoi tous les kangourous avaient-ils sauté par-dessus le détroit de Torrès, sans laisser une seule paire derrière eux ? À l’époque dont nous parlons, ils était devenu très difficile, par suite des progrès de la biologie, de croire que le soleil et la boue avaient pu engendrer une paire de kangourous complets, et cependant une théorie de ce genre était plus nécessaire que jamais. Ces difficultés tourmentèrent l’esprit des personnes pieuses tout au long du XIXe siècle. Qu’on lise par exemple un petit livre intitulé La théologie des géologues, illustrée par les exemples de Hugh Miller et d’autres, par William Gillespie, auteur de L’existence nécessaire de Dieu, etc. Cet ouvrage d’un théologien écossais fut publié en 1859, la même année que l’Origine des espèces de Darwin. Il parle des « abominables postulats des géologues », et les accuse d’une « effronterie dans l’offense terrible à considérer ». Le principal problème auquel cet auteur s’attache est un problème soulevé par le Témoignage des roches de Hugh Miller, où il est dit que « d’innombrables siècles avant que l’homme eût péché et souffert, la création animale présentait exactement son actuel état de guerre ». Hugh Miller décrit d’une façon réaliste, et non sans une certaine horreur, les instruments de mort et même de torture qu’utilisaient l’une contre l’autre des espèces animales qui étaient éteintes avant la venue de l’homme. Profondément religieux lui-même, il a de la peine à comprendre pourquoi le Créateur aurait infligé de telles souffrances à des créatures incapables de pécher. M. Gillespie, face à l’évidence, réaffirme hardiment la conception orthodoxe, à savoir que les animaux inférieurs souffrent et meurent à cause du péché de l’homme, et cite le texte : « Par l’homme vint la mort » pour démontrer qu’aucun animal n’était mort jusqu’à ce qu’Adam eût mangé la pomme{7}. Après avoir cité la façon dont Hugh Miller décrit la guerre entre espèces éteintes, il s’écrie qu’un Créateur bienveillant ne pouvait avoir créé de tels monstres. Jusqu’ici, nous pouvons le suivre. Mais la suite de son raisonnement est singulière. Il paraît nier le témoignage de la géologie, mais le courage finit par lui manquer. Peut-être a-t-il existé de tels monstres, dit- il ; mais ils n’ont pas été créés directement par Dieu. Il s’agit de créatures innocentes, dévoyées par le Diable ; ou peut-être, comme pour les cochons de Gadara, de corps d’animaux habités par des esprits démoniaques. Cela expliquerait pourquoi la Bible contient l’histoire des cochons de Gadara, qui a été pour bien des gens une pierre d’achoppement. Une singulière tentative de préservation de l’orthodoxie en matière de biologie est due à Gosse le naturaliste, le père du critique littéraire Edmund Gosse. Il admettait entièrement toutes les preuves apportées par les géologues à l’appui de l’ancienneté du monde, mais soutenait que, quand la Création avait eu lieu, tout avait été confectionné comme si tout avait eu une histoire antérieure. Il n’existe aucune possibilité logique de démontrer que cette théorie est fausse. Les théologiens ont décidé qu’Adam et Ève avaient des nombrils, tout comme s’ils étaient nés de la manière ordinaire{8}. De même, tout le reste de la création pourrait avoir été créé avec l’apparence d’une évolution antérieure. Les roches pourraient avoir été remplies de fossiles, et créées telles qu’elles auraient été formées par l’action des volcans ou le dépôt des mers. Mais, si l’on ouvre la porte à de telles possibilités, on n’a plus aucune raison de placer la création du monde à un moment plutôt qu’à un autre. Nous pouvons tous être venus à l’existence il y a cinq minutes, avec des souvenirs tout faits, des trous dans nos chaussettes et des cheveux mal coupés. Mais, bien que ce soit une possibilité logique, personne ne peut y croire ; et Gosse fut amèrement déçu de découvrir que personne ne pouvait croire à ce chef-d’œuvre de logique grâce auquel il conciliait la théologie avec les données de la science. Les théologiens, sans faire attention à lui, abandonnèrent une grande partie du terrain qu’ils occupaient, et se mirent à fortifier le restant. La théorie de l’évolution progressive des plantes et des animaux par hérédité et mutation, que la biologie a reçue en grande partie de la géologie, peut être divisée en trois parties. Nous avons d’abord le fait, aussi certain que peut l’être un fait concernant des époques reculées, que les formes de vie les plus simples sont les plus anciennes, et que les formes à structure plus complexe ont fait leur apparition à une époque plus récente. En second lieu, nous avons la théorie d’après laquelle les formes plus récentes et plus organisées n’ont pas pris naissance spontanément, mais se sont développées à partir des premières formes, à travers une série de modifications : c’est là ce qu’on appelle plus particulièrement « évolution » en biologie. En troisième lieu, nous avons l’étude, encore très incomplète, du mécanisme de l’évolution, c’est-à-dire des causes des transformations et de la persistance de certaines formes au détriment des autres. La théorie générale de l’évolution est maintenant universellement admise par les biologistes, bien que quelques incertitudes subsistent quant à son mécanisme. L’importance historique de Darwin tient à ce qu’il a proposé un mécanisme de l’évolution (la sélection naturelle) qui a fait paraître l’évolution plus vraisemblable ; mais, bien qu’on admette encore la validité de son hypothèse, les hommes de science contemporains la trouvent moins satisfaisante que les successeurs immédiats de Darwin. Le premier biologiste à mettre en relief la théorie de l’évolution fut Lamarck (1744-1829). Toutefois, ses théories furent mal accueillies, non seulement à cause du préjugé en faveur de la fixité des espèces, mais aussi parce que le mécanisme de changement qu’il proposait n’était pas de nature à être admis par les hommes de science. Il pensait que l’apparition d’un nouvel organe dans le corps d’un animal provenait d’un besoin nouveau ressenti par celui-ci, et aussi que ce qui avait été acquis par un individu au cours de son existence était transmis à sa descendance. Sans la deuxième hypothèse, la première n’aurait pas pu contribuer à expliquer l’évolution. Darwin, qui rejetait la première hypothèse en tant qu’élément important de la formation d’espèces nouvelles, admettait encore la deuxième, qui tenait cependant moins de place dans son système que dans celui de Lamarck. L’hypothèse de l’hérédité des caractères acquis fut niée avec vigueur par Weissmann, et, bien que la controverse se poursuive encore, l’écrasante majorité des preuves montre que, sauf peut-être de rares exceptions, les seuls caractères acquis qui soient hérités sont ceux qui affectent les cellules reproductrices, lesquels sont très peu nombreux. Le mécanisme d’évolution de Lamarck ne peut donc être retenu. Les Principes de géologie de Lyell, ouvrage publié en 1830, en soulignant les preuves et l’ancienneté de la terre et de la vie, soulevèrent un tollé général parmi les tenants de l’orthodoxie ; mais les premières éditions n’étaient pas en faveur de l’hypothèse de l’évolution organique. L’auteur y discutait avec soin les théories de Lamarck, et les rejetait en s’appuyant sur des raisons scientifiques solides. Dans les éditions suivantes, publiées après l’Origine des espèces de Darwin (1859), la théorie de l’évolution est approuvée avec circonspection. La théorie de Darwin était essentiellement une extension au monde animal et végétal de l’économie politique classique, et lui avait été suggérée par la théorie de la population de Malthus. Tous les êtres vivants se reproduisent si rapidement que la plus grande partie de chaque génération doit disparaître avant d’avoir atteint l’âge de la reproduction. Une morue femelle pond environ 9 000 000 d’œufs par an. Si tous ces œufs venaient à maturité et reproduisaient d’autres morues, la mer serait remplacée en quelques années par une masse compacte de morues, tandis que la terre serait submergée par un nouveau déluge. On a même vu doubler en 25 ans des populations humaines, dont le taux d’accroissement est pourtant plus lent que celui de tous les autres animaux, sauf les éléphants. Si ce taux devait persister dans le monde entier pendant deux siècles, la population résultante se monterait à 500 milliards d’individus{9}. Mais on constate en fait que les populations animales et végétales sont en général à peu près stationnaires ; et il en a été de même des populations humaines à presque toutes les époques. Il existe donc, aussi bien entre les espèces qu’à l’intérieur de chaque espèce, une concurrence constante, où la sanction de la défaite est la mort. Il s’ensuit que, si certains membres d’une espèce diffèrent des autres d’une manière qui leur donne un avantage, ils ont plus de chances de survivre. Si la différence est acquise, elle ne se transmettra pas à leurs descendants, mais si elle est congénitale, elle a des chances de réapparaître chez une bonne partie d’entre eux. Lamarck pensait que le cou de la girafe s’était allongé quand elle essayait d’atteindre les hautes branches, et que les résultats de cet allongement étaient héréditaires ; le point de vue darwinien, modifié par Weissmann, est que les girafes qui, à leur naissance, avaient des cous plus longs, risquaient moins de mourir de faim, et laissaient donc un plus grand nombre de descendants, lesquels avaient à leur tour des chances d’avoir des cous longs, plus longs même peut-être, pour certains, que ceux de leurs parents. De cette façon, les girafes auraient accentué leurs traits distinctifs, jusqu’à ne plus avoir aucun avantage à les accentuer encore. La théorie de Darwin reposait sur l’apparition au hasard de mutations, dont il avouait ignorer les causes. C’est un fait d’observation que les enfants d’un couple ne sont pas tous pareils. Les animaux domestiques ont été grandement modifiés par sélection artificielle : par l’intervention de l’homme, les vaches en viennent à donner plus de lait, les chevaux de course à courir plus vite, et les moutons à donner plus de laine. De tels faits fournissaient à Darwin la preuve la plus directe de ce que la sélection peut accomplir. Il est vrai que les éleveurs ne peuvent pas transformer un poisson en marsupial, ni un marsupial en singe ; mais on peut s’attendre à voir des changements aussi importants se produire au cours des immenses périodes exigées par les géologues. Il existait en outre, dans bien des cas, des preuves d’une origine commune. Les fossiles montraient que des animaux intermédiaires entre des espèces actuelles très différentes avaient existé dans le passé : le ptérodactyle, par exemple, était mi-oiseau, mi-reptile. Les embryologistes découvrirent qu’au cours de leur développement prénatal, les animaux reproduisent des formes antérieures : un fœtus de mammifère, à un certain stade, possède des rudiments d’ouïes de poisson, qui sont absolument inutiles, et ne peuvent guère s’expliquer que comme une récapitulation de l’histoire ancestrale. Bien des raisonnements divers contribuèrent à persuader les biologistes à la fois de l’existence de l’évolution et du fait que la sélection naturelle en est le principal mécanisme. La théorie de Darwin fut pour la théologie un coup aussi dur que celle de Copernic. Non seulement il devenait nécessaire d’abandonner la fixité des espèces, et les nombreux actes de création distincts que la Genèse paraissait affirmer ; non seulement il devenait nécessaire d’admettre, depuis l’origine de la vie, un laps de temps bouleversant pour les tenants de l’orthodoxie ; non seulement il devenait nécessaire d’abandonner une foule d’arguments en faveur de la bienveillance de la Providence, reposant sur l’adaptation parfaite des animaux à leur milieu, puisque cette adaptation s’expliquait maintenant par l’effet de la sélection naturelle ; mais, pis encore, les évolutionnistes osaient affirmer que l’homme descendait d’animaux inférieurs. Les théologiens et les personnes incultes s’emparèrent de cet aspect de la théorie. Le monde s’écria avec horreur : « Darwin prétend que l’homme descend du singe ! » On racontait que, s’il le pensait, c’était parce qu’il ressemblait lui-même à un singe (ce qui était faux). Quand j’étais enfant, j’avais un précepteur qui me dit un jour, avec la plus grande solennité : « Si vous êtes darwiniste, je vous plains, car il est impossible d’être à la fois darwiniste et chrétien. » Aujourd’hui encore, dans l’État américain du Tennessee, il est illégal d’enseigner la théorie de l’évolution, parce qu’elle est considérée comme contraire à la Parole de Dieu. Comme il arrive souvent, les théologiens furent plus prompts à s’apercevoir des conséquences de la nouvelle théorie que les défenseurs de celle-ci, dont la plupart, bien que convaincus par les preuves avancées, étaient des âmes pieuses, et cherchaient à conserver le plus possible de leurs anciennes croyances. Le progrès, surtout au XIXe siècle, a été grandement facilité par le manque de logique de ses défenseurs, qui leur permettait de s’habituer à un changement avant d’avoir à en admettre un autre. Quand toutes les conséquences logiques d’une innovation se présentent en même temps, le bouleversement des habitudes est tel qu’on tend à rejeter le tout, tandis que, si l’on est invité à faire un pas tous les dix ou vingt ans, on se laisse entraîner sans trop de résistance sur le chemin du progrès. Les grands hommes du XIXe siècle n’étaient pas des révolutionnaires, ni intellectuellement, ni politiquement ; mais ils étaient disposés à soutenir une réforme quand le besoin s’en faisait sentir d’une manière patente. Cet état d’esprit prudent des innovateurs a contribué à rendre le XIXe siècle remarquable par l’extrême rapidité de ses progrès. Mais les théologiens voyaient ce qui était en jeu plus nettement que le grand public. Ils firent observer que les hommes ont des âmes immortelles, tandis que les singes n’en ont pas ; que le Christ était mort pour sauver les hommes et non les singes ; que les hommes ont un sens du bien et du mal qui leur vient de Dieu, tandis que les singes sont guidés uniquement par l’instinct. Si les singes s’étaient transformés en hommes par degrés imperceptibles, à quel moment avaient-ils acquis subitement ces caractères théologiquement importants ? En 1860 (un an après la parution de l’Origine des Espèces), devant la « British Association », l’évêque Wilberforce tonna contre le darwinisme, s’écriant : « Le principe de la sélection naturelle est absolument incompatible avec la parole de Dieu. » Mais toute son éloquence fut inutile, et l’avis général fut que Huxley, qui soutenait Darwin, l’avait emporté sur lui dans la discussion. On n’avait plus peur d’encourir le mécontentement de l’Église, et l’évolution des espèces animales et végétales devint bientôt la théorie admise parmi les biologistes, bien que le doyen de Chichester, dans un sermon prêché à l’Université d’Oxford, eût déclaré que « ceux qui refusent d’admettre l’histoire de la création de nos premiers parents, selon son intention littérale évidente, et qui veulent y substituer le songe moderne de l’évolution, font crouler tout l’édifice de la rédemption » ; et bien que Carlyle, qui conservait l’intolérance des bien- pensants sans leur credo, eût traité Darwin d’« apôtre du culte de la boue ». L’attitude des chrétiens profanes en matière de science est bien illustrée par celle de Gladstone. On était libéral à cette époque, en dépit des efforts de ce grand Libéral. En 1864, quand deux pasteurs accusés de ne pas croire au châtiment éternel furent acquittés par la commission juridique du Conseil Privé, Gladstone fut horrifié, et dit que, si ce jugement devait créer un précédent, il n’y aurait plus « aucune différence entre la foi chrétienne et sa négation ». Lors de la publication de la théorie de Darwin, il déclara, avec toute la sympathie d’un homme de gouvernement : « D’après ce qu’on appelle l’évolution, Dieu est soulagé du travail de la création : au nom de lois immuables, Il est dispensé de gouverner le monde. » Il n’avait cependant pas d’hostilité personnelle envers Darwin, et lui rendit une fois, en 1877, une visite au cours de laquelle il parla sans arrêt des massacres de Bulgarie. Quand il fut parti, Darwin, en toute simplicité, fit cette remarque : « Quel honneur pour moi que la visite d’un si grand homme! » L’histoire ne dit pas si Gladstone avait emporté une impression quelconque de Darwin. De nos jours, la religion a pris son parti de l’évolution, et en a même tiré de nouveaux arguments. On nous apprend qu’ « à travers les âges, un même dessein se manifeste », et que l’évolution est le développement d’une idée qui a existé dès l’origine dans l’esprit de Dieu. Il semblerait qu’au cours de ces âges qui avaient tant troublé Hugh Miller, quand les animaux se torturaient mutuellement avec des cornes féroces et des aiguillons atroces, la Toute-Puissance attendait tranquillement l’apparition de l’homme, avec son pouvoir de torture encore plus raffiné et sa cruauté bien plus étendue encore. Pourquoi le Créateur a préféré atteindre Son but par étapes au lieu d’y aller tout droit, c’est ce que ces théologiens modernes ne nous disent pas. Il ne nous disent pas grand-chose non plus pour apaiser nos doutes au sujet de la magnificence du résultat. Il est difficile de ne pas se dire, comme l’écolier qui venait d’apprendre l’alphabet, que ce n’était pas la peine de se donner tant de mal pour si peu. Mais c’est là une affaire d’appréciation. Il existe une autre objection, plus sérieuse, à toute théologie basée sur l’évolution. Entre 1860 et 1880, quand la vogue de cette théorie était encore récente, il était admis en Angleterre que le progrès était la loi du monde. N’étions-nous pas en train de nous enrichir d’année en année, et d’avoir des budgets en excédent malgré la réduction des impôts ? Nos machines ne faisaient-elles pas l’admiration du monde, et notre gouvernement parlementaire n’était-il pas un modèle pour tous les étrangers éclairés ? Qui pouvait douter de la continuation indéfinie du progrès ? On pouvait faire confiance à la science et à l’ingéniosité mécanique, qui avaient produit ce progrès, pour continuer à le produire toujours en plus grande abondance. Dans un tel monde, l’évolution semblait n’être qu’une généralisation de la vie quotidienne. Mais, même alors, un autre aspect des choses apparaissait aux gens les plus réfléchis. Les mêmes lois qui produisent la croissance produisent aussi le déclin. Un jour le soleil deviendra froid, et la vie sur terre cessera. Toute l’ère des animaux et des plantes n’est qu’un intermède entre des âges trop chauds et des âges trop froids. Il n’existe pas de loi du progrès cosmique, mais seulement une oscillation de haut en bas et de bas en haut, avec une lente progression d’ensemble vers le bas, due à la diffusion de l’énergie. Du moins est-ce là ce que la science considère actuellement comme le plus probable, et notre génération désabusée n’a aucune peine à le croire. Dans l’état actuel de nos connaissances, aucune philosophie optimiste ne peut être fondée sur l’évolution. CHAPITRE IV Démonologie et médecine L’étude scientifique du corps humain et de ses maladies a eu à lutter (et a encore à lutter dans une certaine mesure) contre une masse de superstitions, d’origine en grande partie pré-chrétienne, mais appuyées, jusqu’à une époque très récente, par tout le poids de l’autorité ecclésiastique. La maladie était parfois une épreuve envoyée par Dieu en châtiment du péché, mais plus souvent l’ouvrage des démons. Elle pouvait être guérie par l’intervention des saints, soit en personne, soit par leurs reliques sacrées ; par la prière et les pèlerinages ; ou (quand elle était due aux démons) par l’exorcisme, et par des traitements qui écœuraient les démons (et le malade). Une grande partie de ces pratiques pouvait être justifiée par les Évangiles ; le reste de la théorie fut mis au point par les Pères de l’Église, ou se forma tout naturellement à partir de leurs doctrines. Saint Augustin soutenait que « toutes les maladies des chrétiens doivent être attribuées à ces démons ; ils tourmentent surtout les chrétiens nouvellement baptisés, voire les nouveau-nés innocents ». Il faut bien comprendre que, dans les œuvres des Pères de l’Église, le mot « démons » désigne les divinités païennes, qui étaient censées être mises en fureur par les progrès du christianisme. Les premiers chrétiens ne niaient nullement l’existence des dieux de l’Olympe, mais voyaient en eux des serviteurs de Satan, opinion adoptée par Milton dans son Paradis perdu. Saint Grégoire de Nazianze soutenait que la médecine est inutile, mais que l’imposition de mains consacrées est souvent efficace ; et d’autres Pères de l’Église expriment des opinions analogues. La croyance à l’efficacité des reliques est allée en augmentant pendant tout le Moyen Âge, et n’a pas encore disparu. La possession de reliques estimées était une source de revenus pour l’église et la ville où elles se trouvaient, et mettait en jeu les mêmes mobiles économiques qui avaient soulevé les Éphésiens contre saint Paul. La croyance aux reliques survit souvent à la démonstration de leur fausseté. C’est ainsi que les os de sainte Rosalie, qui sont conservés à Palerme, passent depuis des siècles pour guérir les maladies : mais un anatomiste profane, les ayant examinés, devait constater que c’étaient les os d’une chèvre. Néanmoins, les guérisons ont continué. Nous savons à présent que certaines maladies peuvent être guéries par la foi, d’autres non ; il se produit certainement des guérisons « miraculeuses », mais, dans une atmosphère non scientifique, les légendes embellissent vite la vérité, et effacent la distinction entre les maladies hystériques, qui peuvent être guéries de cette manière, et les autres, qui exigent un traitement basé sur la pathologie. Le développement d’une légende dans une atmosphère de surexcitation est un phénomène dont on a vu des exemples extraordinaires pendant la guerre de 1914-1918 : ainsi les Russes qui étaient censés avoir traversé l’Angleterre, en route pour la France, pendant les premières semaines de la guerre. L’origine de ces croyances, quand on peut la déceler, aide l’historien à estimer ce qu’il doit retenir dans des témoignages historiques apparemment indiscutables. Un exemple remarquablement complet est celui des prétendus miracles de saint François Xavier, l’ami d’Ignace de Loyola, le premier et le plus éminent des missionnaires jésuites en Orient{10}. Saint François Xavier passa de longues années en Inde, en Chine et au Japon, et mourut en 1552. Ses compagnons et lui-même écrivirent beaucoup de longues lettres, qui ont été conservées, et où ils rendent compte de leurs labeurs, mais aucune de ces lettres écrites de son vivant ne contient la moindre prétention à des pouvoirs miraculeux. Joseph Acosta, ce même Jésuite qui était si embarrassé par les animaux du Pérou, affirme expressément que ces missionnaires ne furent pas aidés par des miracles dans leurs efforts pour convertir les païens. Mais, peu après la mort de Xavier, des histoires de miracles se mirent à fleurir. On raconta qu’il avait le don des langues, bien que ses lettres soient remplies d’allusions aux difficultés de la langue japonaise et à la rareté des bons interprètes. On raconta qu’une fois, ses compagnons ayant eu soif en mer, il avait transformé l’eau salée en eau douce. Quand il avait laissé tomber un crucifix à la mer, un crabe le lui avait rapporté. Selon une version plus tardive, il avait jeté le crucifix par-dessus bord pour apaiser une tempête. En 1622, quand il fut canonisé, il fallut prouver, à la satisfaction des autorités du Vatican, qu’il avait accompli des miracles, car, sans une telle preuve, nul ne peut devenir un saint. Le pape donna sa garantie officielle au don des langues, et fut particulièrement impressionné par le fait que Xavier avait fait brûler des lampes avec de l’eau bénite au lieu d’huile. C’est ce même pape, Urbain VIII, qui refusait de croire aux dires de Galilée. La légende continua à s’embellir : une biographie publiée en 1682 par le Père Bonhours nous apprend que le saint, au cours de son existence, avait ressuscité quatorze personnes. Les écrivains catholiques lui attribuent toujours le don des miracles : c’est ainsi que le Père Coleridge, de la Société de Jésus, réaffirme le don des langues dans une biographie publiée en 1872. Cet exemple montre le peu de confiance qu’on peut accorder aux récits de miracles datant d’époques où les documents sont moins nombreux que dans le cas de saint François Xavier. Les protestants, tout comme les catholiques, croyaient aux guérisons miraculeuses. En Angleterre, l’attouchement du roi guérissait ce qu’on appelait « le mal du roi », et Charles II, pieux monarque s’il en fut, toucha environ 100 000 personnes. Le médecin de Sa Majesté publia le compte rendu de soixante guérisons ainsi obtenues, et un autre médecin affirma avoir vu des centaines de guérisons dues à l’attouchement du roi, dont beaucoup dans des cas qui avaient résisté aux meilleurs médecins. Le Livre des Prières de l’Église anglicane contenait un service spécial pour les cas où le roi exerçait ses dons de guérison miraculeuse. Ces dons passèrent dûment à Jacques II, à Guillaume III et à la reine Anne ; mais ils ne purent apparemment survivre à l’avènement de la dynastie de Hanovre. Les pestes et les épidémies, courantes et effroyables au Moyen Âge, étaient attribuées tantôt aux démons, tantôt à la colère divine. Un moyen de détourner la colère de Dieu, très recommandé par le clergé, était de donner des terres à l’Église. En 1680, alors que la peste faisait rage à Rome, il fut établi que cela provenait de la colère de saint Sébastien, dont le culte avait été négligé. On lui érigea un monument, et la peste cessa. En 1522, en pleine Renaissance, les Romains firent d’abord un faux diagnostic de la peste qui ravageait leur cité. Ils crurent qu’elle était due à la colère des démons, c’est-à-dire des anciens dieux, et sacrifièrent en conséquence un bœuf à Jupiter dans le Colisée. Comme cela ne donnait aucun résultat, ils instituèrent des processions pour implorer la Vierge et les Saints, ce qui, comme ils auraient dû s’en douter, se montra bien plus efficace. La peste noire de 1348 produisit des accès de superstition de diverses sortes en divers endroits. L’une des méthodes favorites pour apaiser la colère de Dieu était de massacrer les Juifs. En Bavière, on en tua environ douze mille ; à Erfurt, trois mille ; à Strasbourg, on en brûla deux mille ; et ainsi de suite. Le pape seul protesta contre ces pogroms insensés. L’un des effets les plus singuliers de la peste noire eut lieu à Sienne. Il avait été décidé d’agrandir considérablement la cathédrale, et de grands travaux avaient déjà été faits. Mais, quand la peste arriva, les habitants de Sienne, oubliant le sort des autres villes, s’imaginèrent qu’il s’agissait d’un fléau envoyé spécialement aux pécheurs siennois, pour les punir de leur désir orgueilleux d’avoir une cathédrale aussi magnifique. Ils arrêtèrent les travaux, et l’édifice inachevé se dresse encore comme un monument de leur repentir. Non seulement les méthodes superstitieuses de lutte contre la maladie étaient universellement considérées comme efficaces, mais l’étude scientifique de la médecine était rigoureusement proscrite. Les principaux médecins étaient des Juifs, qui tenaient leurs connaissances des Arabes ; ils étaient soupçonnés de magie, soupçon auquel ils donnaient peut-être leur assentiment, car il leur permettait d’élever leurs tarifs. L’anatomie était réprouvée, à la fois parce qu’elle risquait de gêner la résurrection du corps et parce que l’Église avait horreur du sang versé. La dissection était pratiquement interdite, par suite de l’interprétation erronée d’une bulle du pape Boniface VIII. Le pape Pie V, dans la seconde moitié du XVIe siècle, renouvela les décrets précédents en ordonnant aux médecins d’appeler d’abord le prêtre, étant donné que « les infirmités du corps sont souvent dues au péché », et de refuser leurs soins au malade s’il ne se confessait pas dans les trois jours. Peut-être agissait-il sagement, étant donné l’état arriéré de la médecine à cette époque. Le traitement des maladies mentales, comme on peut l’imaginer, était particulièrement entaché de superstition, et le resta plus longtemps qu’aucune autre branche de la médecine. On pensait que la démence était due à la possession par le diable, opinion qui pouvait être appuyée par l’autorité du Nouveau Testament. Le malade pouvait être guéri par exorcisme, ou par le contact d’une relique, ou par la parole d’un saint homme ordonnant au démon de sortir de son corps. Des éléments de magie étaient parfois mêlés à la religion. Par exemple : « Quand un démon possède un homme, ou règne sur lui de l’intérieur par la maladie, faire un émétique avec du lupin, de la barbe-de-capucin, de la jusquiame et de l’ail. Broyer ces plantes ensemble, ajouter de la bière et de l’eau bénite. » De telles méthodes ne pouvaient pas faire grand mal, mais on vint à penser que la meilleure manière de chasser l’esprit malin était de le torturer, ou d’humilier son orgueil, puisque l’orgueil avait causé la chute de Satan. On se mit à employer des odeurs infectes et des matières écœurantes. La formule de l’exorcisme devint de plus en plus longue, et se remplit de termes orduriers. Par des moyens de ce genre, les Jésuites de Vienne, en 1583, exorcisèrent 12 652 démons. Mais, quand ces méthodes échouaient, on fouettait le malade ; si le démon refusait toujours de le quitter, on le torturait. Pendant des siècles, d’innombrables fous sans défense furent ainsi livrés à la barbarie de geôliers cruels. Même alors qu’on ne croyait plus aux superstitions qui avaient donné naissance à ces cruautés, la tradition de traiter durement les fous survécut. La privation de sommeil était un traitement courant, ainsi que la flagellation. On battait Georges III d’Angleterre dans ses crises de folie, alors que personne ne le supposait plus possédé du démon que quand il était sain d’esprit. La croyance à la sorcellerie était étroitement liée au traitement médiéval de la démence. La Bible dit : « Tu ne laisseras point vivre la magicienne » (Exode XXII, 18). En se basant sur ce texte et sur d’autres, Wesley soutenait que « ne plus croire à la sorcellerie, c’est ne plus croire à la Bible ». Je pense qu’il avait raison{11}. Tant que les hommes ont cru à la Bible, ils ont fait de leur mieux pour mettre en pratique ses ordres au sujet des sorcières. Les chrétiens libéraux de notre temps, qui continuent à soutenir que la Bible a une grande valeur morale, ont tendance à oublier de tels textes, et les millions de victimes innocentes qui sont mortes dans les supplices parce que les hommes de jadis réglaient effectivement leur comportement d’après la Bible. La question de la sorcellerie, et la question plus vaste de la magie, sont à la fois intéressantes et obscures. Les anthropologues trouvent une distinction entre la magie et la religion même chez les races les plus primitives : mais leurs critères, qui conviennent sans doute à leur propre science, ne sont pas tout à fait ceux qui conviennent à notre étude sur la persécution de la nécromancie. C’est ainsi que Rivers, dans son très intéressant ouvrage sur la Mélanésie intitulé Médecine, Magie et Religion (1924), écrit : « Quand je parle de magie, j’entends un ensemble de pratiques dans lesquelles l’homme emploie des rites, dont l’efficacité est due à son propre pouvoir, ou au pouvoir qu’il croit inhérent à certains objets ou à certaines pratiques servant à ces rites. La religion, par contre, comprend un ensemble de pratiques dont l’efficacité est due à la volonté d’une puissance supérieure, l’intervention de celle-ci étant sollicitée par des rites de supplication et de propitiation. » Cette définition convient quand il s’agit de peuples qui, d’une part, croient au pouvoir mystérieux de certains objets inertes, tels que les pierres sacrées, et qui, d’autre part, considèrent tous les esprits non humains comme supérieurs à l’homme. Ni l’un ni l’autre n’est tout à fait vrai des chrétiens ni des musulmans du Moyen Âge. On attribuait sans doute un pouvoir mystérieux à la pierre philosophale et à l’élixir de longue vie, mais ceux-ci pouvaient presque passer pour scientifiques : on les recherchait par l’expérience, et les propriétés qu’on leur prêtait n’étaient guère plus merveilleuses que celles du radium. Et la magie, telle qu’on la comprenait au Moyen Âge, invoquait constamment l’aide des esprits, mais des esprits mauvais. La distinction entre les bons et les mauvais esprits ne paraît pas exister chez les Mélanésiens, mais elle était essentielle dans la doctrine chrétienne. Satan, tout comme la Divinité, pouvait faire des miracles : Satan en faveur des méchants, la Divinité en faveur des bons. Cette distinction, comme le montrent les Évangiles, était déjà bien connue des Juifs du temps du Christ, puisqu’ils L’accusèrent de chasser les démons avec l’aide de Belzébuth. La sorcellerie, au Moyen Âge, était surtout, mais non exclusivement, un crime justiciable des tribunaux ecclésiastiques, et l’énormité du péché tenait au fait qu’elle comportait une alliance avec les puissances infernales. Chose singulière, on pouvait parfois amener le Diable à accomplir des actes qui auraient été vertueux de la part de quelqu’un d’autre. En Sicile, il existe (ou il existait récemment encore) des spectacles de marionnettes dont la tradition remonte au Moyen Âge. En 1908, j’ai assisté, à Palerme, à l’un de ces spectacles, qui représentait les guerres entre Charlemagne et les Sarrasins. Dans cette pièce, le pape, avant une grande bataille, obtenait l’aide du Diable, et, au cours du combat, on voyait le Diable donner la victoire aux chrétiens du haut des airs. En dépit de cet excellent résultat, le pape avait commis une mauvaise action, et Charlemagne s’en montrait dûment scandalisé, ce qui ne l’empêchait pas de profiter de sa victoire. Certains des meilleurs spécialistes des questions de sorcellerie soutiennent actuellement qu’il s’agissait d’une survivance, dans l’Europe chrétienne, des rites païens et du culte des divinités païennes, qui avaient été identifiées avec les esprits mauvais de la démonologie chrétienne. Bien que de nombreux faits prouvent que des éléments de paganisme s’étaient amalgamés aux rites de la magie, de sérieux obstacles s’opposent à ce qu’on puisse voir là la principale source de la sorcellerie. La magie était considérée comme un crime dans l’antiquité : les Douze Tables de Rome contiennent une loi qui l’interdit. Dès 1100 avant Jésus-Christ, certains dignitaires et certaines femmes du harem de Ramsès III furent poursuivis pour avoir fait une image de cire de ce pharaon et pour avoir prononcé des formules magiques sur cette image, afin de causer sa mort. Apulée, l’écrivain, fut poursuivi pour magie en 150, parce qu’il avait épousé une riche veuve, au grand ennui du fils de celle-ci. Toutefois, il réussit, tout comme Othello, à persuader les juges qu’il n’avait employé que ses charmes naturels. La sorcellerie n’était pas considérée à l’origine comme un crime spécialement féminin. L’attention se porta sur les femmes au XVe siècle, et depuis lors, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la persécution des sorcières fut générale et rigoureuse. Le pape Innocent VIII, en 1484, publia une bulle contre la sorcellerie, et nomma deux inquisiteurs chargés de la réprimer. Ceux-ci firent paraître en 1489 un livre intitulé Malleus Maleficarum, « le marteau des malfaitrices », qui fit longtemps autorité. Ils soutenaient que la sorcellerie est plus naturelle aux femmes qu’aux hommes, en raison de la méchanceté foncière de leurs cœurs. L’accusation la plus couramment portée contre les sorcières, à cette époque, était celle d’avoir causé le mauvais temps. On établit une liste de questions à poser aux femmes soupçonnées de sorcellerie, et les suspectes furent torturées sur le chevalet jusqu’à ce qu’elles eussent fourni les réponses voulues. Rien qu’en Allemagne, entre 1450 et 1550, on estime que cent mille sorcières furent mises à mort, la plupart brûlées vives. Quelques rationalistes audacieux, même au plus fort de la persécution, osèrent mettre en doute que les tempêtes, les orages de grêle, le tonnerre et les éclairs fussent dus à des machinations féminines. Ils furent traités sans pitié. C’est ainsi que, vers la fin du XVIe siècle, Flade, recteur de l’Université de Trêves et président du tribunal de l’électorat, après avoir condamné d’innombrables sorcières, se mit à penser que leurs aveux étaient peut-être dus au désir d’échapper à la torture, de sorte qu’il manifesta de la répugnance à les condamner. Il fut accusé de s’être vendu à Satan, et soumis aux mêmes tortures qu’il avait infligées à d’autres. Comme ses victimes, il avoua, et fut étranglé et brûlé en 1589. Les protestants étaient tout aussi enclins à la persécution que les catholiques. À ce point de vue, Jacques Ier d’Angleterre fit preuve d’un zèle tout particulier. Il écrivit un livre sur la démonologie, et, pendant la première année de son règne en Angleterre{12}, alors que Coke était procureur général et Bacon membre de la Chambre des Communes, il rendit la loi plus stricte par un édit qui resta en vigueur jusqu’en 1736. Il y eut de nombreuses poursuites ; dans un de ces cas, le témoin médical fut Sir Thomas Browne, qui déclara dans Religio Medici : « J’ai toujours cru, et je crois encore, qu’il existe des sorcières ; ceux qui doutent de leur existence nient aussi celle des esprits, et sont par suite indirectement une espèce, non d’infidèles, mais d’athées. » En fait, comme le fait remarquer Lecky, « le refus de croire aux fantômes et aux sorcières était l’un des principaux traits du scepticisme au XVIIe siècle. Il fut d’abord l’apanage des libres penseurs déclarés. » En Écosse, où la persécution des sorcières était beaucoup plus rigoureuse qu’en Angleterre, Jacques Ier réussit à découvrir les causes d’une tempête qui l’avait assailli à son retour du Danemark. Un certain docteur Fian avoua sous la torture que les orages avaient été produits par plusieurs centaines de sorcières, qui s’étaient embarquées à Leith dans une passoire. Comme l’observe Burton dans son Histoire d’Écosse (vol. VII, p. 116) : « La valeur du phénomène fut accrue par le renfort d’un corps de sorcières du côté Scandinave, ce qui permettait une expérience cruciale sur les lois de la démonologie. » Le docteur Fian rétracta aussitôt ses aveux, sur quoi il fut torturé de plus belle. Les os de ses jambes furent brisés en plusieurs endroits, mais il resta opiniâtre. Là-dessus, Jacques Ier, qui assistait à la séance, inventa une nouvelle torture : on arracha les ongles à la victime et on lui enfonça des aiguilles entières dans les doigts. Mais, comme le dit le rapport dressé à l’époque : « Le démon avait pénétré si avant dans son cœur, qu’il nia entièrement ce qu’il avait d’abord avoué. » Aussi fut-il brûlé vif{13}. La loi contre la sorcellerie fut abrogée en Écosse par la même loi de 1736 qui l’abrogea en Angleterre. Mais la croyance aux sorcières était encore vivace en Écosse. Un manuel de droit, publié en 1730, dit : « Rien ne me paraît plus clair que le fait qu’il peut exister et qu’il a existé des sorcières, et qu’il en existe peut-être encore ; je compte éclaircir cette question, si Dieu le permet, dans un ouvrage plus étendu sur le droit criminel. » Les chefs d’une importante dissidence de l’Église presbytérienne d’Écosse publièrent en 1736 une déclaration sur la dépravation de l’époque, où ils déploraient, non seulement que la danse et le tabac fussent encouragés, mais que « dernièrement les dispositions pénales contre les sorcières ont été abrogées, contrairement à la lettre expresse de la loi divine : Tu ne laisseras point vivre la magicienne{14}. » Après cette date, cependant, la croyance à la sorcellerie déclina rapidement parmi les Écossais instruits. Il est frappant de constater que les peines contre la sorcellerie ont été abolies à peu près en même temps dans toute l’Europe occidentale. En Angleterre, les puritains y croyaient plus fermement que les anglicans : il y eut autant d’exécutions pour sorcellerie du temps de Cromwell (1649-1658) que pendant les règnes réunis des Tudors et des Stuarts (1485-1649 et 1660- 1688). Après le retour des Stuarts (1660), la mode alla au scepticisme sur la question ; la dernière exécution connue avec certitude eut lieu en 1682, bien qu’on prétende qu’il y en eut d’autres jusqu’en 1712. Cette année-là, un procès de sorcellerie eut lieu dans le comté de Hertford, à l’instigation du clergé local. Le juge ne croyait pas à la possibilité du crime, et orienta le jury en conséquence ; l’accusé fut cependant condamné, mais le jugement fut cassé, d’où de violentes protestations du clergé. En Écosse, où les tortures et les exécutions de sorcières avaient été beaucoup plus courantes qu’en Angleterre, elles devinrent rares après la fin du XVIIe siècle ; la dernière exécution eut lieu en 1722 ou 1730. En France, la dernière exécution par le feu eut lieu en 1718. En Nouvelle-Angleterre, une violente persécution des sorcières éclata à la fin du XVIIe siècle, mais ne se renouvela pas. La croyance populaire survécut partout, et elle subsiste encore dans certaines régions rurales reculées. Le dernier cas de ce genre en Angleterre fut le lynchage d’un vieillard accusé de sorcellerie par ses voisins dans le comté d’Essex en 1863. Ce fut en Espagne et en Irlande que la sorcellerie resta le plus longtemps considérée comme un crime. La loi contre la sorcellerie ne fut abrogée en Irlande qu’en 1821. En Espagne, un sorcier fut brûlé en 1780. Lecky, dont l’Histoire du rationalisme traite longuement de la question de la sorcellerie, souligne le fait curieux que la croyance à la possibilité de la magie noire ne fut pas renversée par des raisonnements, mais par la diffusion de la croyance au règne des lois naturelles. Il va même jusqu’à dire qu’en ce qui concerne la sorcellerie, les arguments en faveur de son existence l’emportaient. Ce n’est pas tellement surprenant, si l’on songe que les partisans de l’existence des sorciers pouvaient citer la Bible, tandis que leurs adversaires pouvaient difficilement se risquer à dire qu’on ne doit pas toujours se fier à la Bible. En outre, les savants les plus éminents ne s’occupaient pas des superstitions populaires, en partie parce qu’ils avaient un travail plus utile à faire, et en partie parce qu’ils craignaient de soulever l’hostilité. L’événement leur donna raison. Les travaux de Newton eurent pour effet de faire croire que Dieu avait à l’origine créé la nature et décrété les lois naturelles, de manière à obtenir les résultats qu’il voulait sans avoir à intervenir de nouveau, sauf dans les grandes occasions, telles que la révélation de la religion chrétienne. Les protestants soutenaient que des miracles avaient eu lieu pendant cent ou deux cents ans après la naissance du Christ, puis avaient cessé. Si Dieu n’intervenait plus miraculeusement, il était peu croyable qu’il permît à Satan de le faire. On entrevoyait la possibilité d’une météorologie scientifique, qui ne laisserait plus de place, parmi les causes des orages, à de vieilles femmes à cheval sur des balais. Pendant quelque temps, on continua à penser qu’il était impie d’appliquer l’idée de loi naturelle au tonnerre et aux éclairs, considérés comme des actes de Dieu. Cette opinion se manifesta par l’opposition contre les paratonnerres. C’est ainsi qu’en 1755, quand le Massachusetts fut secoué par des tremblements de terre, le Révérend Docteur Price, dans un sermon imprimé, les attribua aux « pointes de fer inventées par le sagace M. Franklin », disant : « On en érige davantage à Boston qu’ailleurs en Nouvelle-Angleterre, et Boston paraît être secouée d’une façon plus terrible. Oh! nul ne peut échapper à la main puissante de Dieu. » En dépit de cet avertissement, les Bostoniens continuèrent à ériger des « pointes de fer », et néanmoins la fréquence des tremblements de terre n’augmenta pas. Depuis l’époque de Newton, un point de vue tel que celui du Révérend Docteur Price paraissait de plus en plus entaché de superstition. Et, à mesure que s’éteignait la croyance aux interventions miraculeuses, la croyance à la sorcellerie s’éteignait nécessairement aussi. Les preuves de la sorcellerie n’ont jamais été réfutées : on a simplement cessé de les considérer comme dignes d’examen. Tout au long du Moyen Âge, comme nous l’avons vu, on tenta de prévenir et de guérir les maladies par des méthodes soit superstitieuses, soit entièrement arbitraires. Rien de plus scientifique n’était possible sans anatomie ni physiologie, et celles-ci étaient à leur tour impossibles sans la dissection, qui était interdite par l’Église. Vésale, qui fut le premier{15} à rendre l’anatomie scientifique, réussit à échapper à la condamnation officielle pendant un certain temps parce qu’il était le médecin de Charles- Quint, qui craignait pour sa santé si on le privait de son praticien favori. Pendant le règne de Charles-Quint, une assemblée de théologiens, consultée au sujet de Vésale, émit l’opinion que la dissection n’était pas sacrilège. Mais Philippe II, qui était mieux portant, ne vit pas de raison de protéger un suspect : Vésale n’obtint plus de cadavres à disséquer. L’Église pensait qu’il existait dans le corps humain un os indestructible, qui devait être le noyau du corps ressuscité. Vésale, interrogé, avoua qu’il n’avait jamais découvert cet os. C’était grave, mais peut-être pas assez grave encore. Les disciples de Galien, qui étaient devenus un aussi grand obstacle au progrès en médecine que ceux d’Aristote en physique, poursuivirent Vésale de leur hostilité implacable, et finirent par trouver une occasion de le perdre. Alors qu’il examinait le cadavre d’un grand d’Espagne, avec le consentement de la famille, le cœur (d’après ses ennemis) se mit à battre sous le scalpel. Il fut accusé de meurtre et dénoncé à l’Inquisition. Grâce à l’influence du roi, il fut autorisé à faire pénitence par un pèlerinage en Terre Sainte ; mais il fit naufrage au retour, et mourut d’épuisement après avoir gagné la côte à la nage. Son influence lui survécut cependant : un de ses élèves, Fallope, fit des travaux remarquables, et le corps médical se convainquit peu à peu que la meilleure manière de découvrir ce que contient le corps humain est d’aller y voir. La physiologie se développa plus tard que l’anatomie ; on peut considérer qu’elle est devenue scientifique avec Harvey (1578-1657), qui découvrit la circulation du sang. Comme Vésale, il fut médecin de cour (d’abord sous Jacques Ier, puis sous Charles Ier); mais, contrairement à Vésale, il ne fut jamais persécuté, même après la chute de Charles Ier. Au cours du siècle écoulé, l’opinion était devenue beaucoup plus libérale sur les questions médicales, surtout dans les pays protestants. Dans les universités espagnoles, à la fin du XVIIIe siècle, on refusait encore de reconnaître la circulation du sang, et les études médicales ne comportaient toujours pas de dissections. Les vieux préjugés théologiques, bien que très affaiblis, étaient réveillés par toute nouveauté sensationnelle. L’inoculation contre la variole souleva une tempête de protestations dans le clergé. La Sorbonne la condamna pour des motifs théologiques. Un pasteur anglican publia un sermon où il affirmait que les abcès de Job étaient incontestablement dus à l’inoculation par le Diable, et de nombreux pasteurs écossais signèrent un manifeste déclarant qu’il s’agissait de « tenter d’éluder le châtiment de Dieu ». Toutefois, la baisse de la mortalité par variole fut telle que les terreurs théologiques furent impuissantes à contrebalancer la peur de la maladie. En outre, l’impératrice Catherine de Russie se fit inoculer en 1768, ainsi que son fils ; or, sans être tout à fait un modèle au point de vue moral, elle était considérée comme un guide sûr en matière de sagesse pratique. La controverse avait commencé à s’apaiser quand la découverte de la vaccination la ranima. Les ecclésiastiques (et les médecins) considéraient la vaccination comme « un défi envers le Ciel, envers la volonté même de Dieu » ; un sermon dans ce sens fut prêché à l’Université de Cambridge. En 1885 encore, une violente épidémie de variole ayant éclaté à Montréal, la population catholique, soutenue par le clergé, refusa de se laisser vacciner. Un prêtre déclara : « Si nous sommes affligés par la variole, c’est parce que nous avons eu un carnaval l’hiver dernier, et que nous avons festoyé, ce qui a offensé le Seigneur. » « Les Pères Oblats, dont l’église était située au cœur du quartier infecté, persistèrent à s’opposer à la vaccination ; les fidèles furent exhortés à mettre leur confiance dans des exercices pieux de diverses sortes; avec l’approbation de la hiérarchie, une grande procession fut organisée, avec un appel solennel à la Vierge, et l’emploi du rosaire fut spécifié avec soin{16}. » La découverte des anesthésiques fut l’occasion d’une nouvelle intervention théologique pour empêcher l’adoucissement des souffrances humaines. Simpson, en 1847, recommanda leur emploi dans les accouchements ; le clergé lui rappela aussitôt que Dieu avait dit à Ève : « Tu enfanteras dans la douleur » (Genèse III, 16). Et comment pouvait-elle enfanter dans la douleur si elle était sous l’effet du chloroforme ? Simpson réussit à démontrer qu’on pouvait sans inconvénient anesthésier les hommes, parce que Dieu avait plongé Adam dans un profond sommeil quand II lui avait enlevé une côte. Mais les ecclésiastiques mâles refusèrent de se laisser convaincre en ce qui concerne les souffrances des femmes, tout au moins dans l’accouchement. Il est à noter qu’au Japon, où la Genèse ne fait pas autorité, les femmes sont toujours tenues de subir les douleurs de l’accouchement sans adoucissement artificiel. Il est difficile de ne pas en conclure que bien des hommes trouvent du plaisir aux souffrances des femmes, et tendent donc à se cramponner à tout code théologique ou moral qui les oblige à souffrir en patience, même quand il n’existe aucune raison valable de ne pas se soustraire à la douleur. Le mal qu’a fait la théologie n’a pas été de créer des instincts cruels, mais de leur fournir la sanction de ce qui se donne pour une morale élevée, et de conférer l’apparence d’un caractère sacré à des pratiques qui remontent à des temps plus ignorants et plus barbares. La théologie n’a pas encore fini d’intervenir dans les questions médicales : sur les sujets tels que la limitation des naissances et l’autorisation légale de l’avortement dans certains cas, l’opinion est encore influencée par des textes bibliques et des décisions ecclésiastiques. Voyez par exemple l’encyclique de Pie XI sur le mariage. Ceux qui pratiquent la limitation des naissances, dit-il, « pèchent contre la nature, et commettent une action honteuse et intrinsèquement vicieuse. Il n’est donc pas surprenant que l’Écriture Sainte témoigne que la Majesté divine considère avec la plus grande détestation ce crime horrible, et l’a parfois puni de mort. » Il poursuit en citant le commentaire de saint Augustin sur les versets 8 à 10 du chapitre XXXVIII de la Genèse. Aucune autre raison ne lui semble nécessaire pour condamner la limitation des naissances. Quant aux arguments économiques : « Nous sommes profondément touchés par les souffrances des parents qui, dans l’extrême besoin, éprouvent de grandes difficultés à élever leurs enfants », mais « aucune difficulté ne peut justifier la méconnaissance de la loi de Dieu, qui interdit tous les actes intrinsèquement mauvais. » En ce qui concerne l’interruption de la grossesse pour des raisons « médicales ou thérapeutiques », c’est-à-dire quand elle est nécessaire pour sauver la vie de la mère, il considère qu’elle ne peut être justifiée. « Quelle raison pourrait suffire à justifier d’aucune manière le meurtre direct de l’innocent ? Qu’il soit appliqué à la mère ou à l’enfant, cet acte va à l’encontre du précepte de Dieu et de la loi naturelle : Tu ne tueras point. » Il explique aussitôt que ce texte ne condamne pas la guerre ni la peine capitale, et conclut : « Les médecins intègres et habiles s’efforcent, d’une manière très méritoire, de défendre et de préserver à la fois les vies de la mère et de l’enfant ; au contraire, ils se montrent très indignes de la noble profession médicale, ceux qui consomment la mort de l’une ou de l’autre, sous couleur de pratiquer la médecine, ou par des mobiles de pitié déplacée. » Ainsi, non seulement la doctrine de l’Église catholique dérive d’un texte, mais ce texte est considéré comme applicable à un embryon humain dès les premiers stades de son développement, et la raison en est évidemment la croyance que l’embryon possède ce que la théologie appelle une « âme{17} ». Que les conclusions tirées de ces prémisses soient justes ou fausses, le raisonnement, en tout cas, n’est pas de ceux que la science peut admettre. La mort de la mère, prévue par le médecin dans les cas envisagés par le pape, n’est pas un meurtre, parce que le médecin ne peut jamais être sûr qu’elle mourra : elle pourrait être sauvée par un miracle. Mais si, comme nous venons de le voir, la théologie essaie encore d’intervenir en médecine, dans les cas qui sont censés mettre en jeu des questions morales, la lutte pour l’indépendance scientifique de la médecine a été victorieuse sur presque toute la ligne. Personne ne pense plus qu’il soit impie d’éviter la peste et les épidémies par les aménagements sanitaires et l’hygiène ; et, si certains soutiennent encore que les maladies sont envoyées par Dieu, ils n’en déduisent pas qu’il soit impie de vouloir s’y soustraire. L’amélioration de la santé et l’accroissement de la longévité qui en ont résulté sont parmi les traits les plus remarquables et les plus dignes d’admiration de notre époque. Même si la science n’avait rien fait d’autre pour le bonheur des hommes, elle mériterait notre reconnaissance à cet égard. Il serait difficile à ceux qui croient à l’utilité des credos théologiques de mettre en avant un seul avantage comparable conféré par ceux-ci à l’espèce humaine. CHAPITRE V L’âme et le corps De toutes les branches importantes de la connaissances scientifique, la psychologie est la moins avancée. D’après l’étymologie, « psychologie » devrait signifier « théorie de l’âme », mais la notion d’âme, bien que familière aux théologiens, peut difficilement être considérée comme scientifique. Aucun psychologue ne dira que l’objet de ses études est l’âme, mais, si on lui demande ce que c’est, il aura du mal à trouver une réponse. Certains diront que la psychologie étudie les phénomènes mentaux, mais ils seraient embarrassés si on leur demandait d’indiquer à quel point de vue (s’il en existe un) les phénomènes « mentaux » diffèrent de ceux qu’étudie la physique. Les questions générales en psychologie nous entraînent rapidement vers des régions d’incertitude philosophique, et il est plus difficile d’éviter les questions générales que dans les autres sciences, en raison du manque de connaissances expérimentales exactes. Néanmoins, certains résultats ont été obtenus, et beaucoup d’erreurs anciennes ont été mises au rancart. Une grande partie de ces erreurs anciennes étaient liées à la théologie, soit comme causes, soit comme effets. Mais il ne s’agissait pas ici, comme dans les branches dont nous venons de parler, de textes déterminés ou d’erreurs bibliques sur des questions de fait : il s’agissait plutôt de doctrines métaphysiques qu’on avait fini par considérer, pour telle ou telle raison, comme essentielles au corps des dogmes orthodoxes. La notion d’« âme », telle qu’elle est apparue dans la pensée grecque, avait une origine religieuse, sinon chrétienne. En ce qui concerne la Grèce tout au moins, elle semble avoir pris naissance dans les doctrines des disciples de Pythagore, qui croyaient à la métempsychose, et aspiraient à un « salut » final, c’est-à-dire à une libération de l’asservissement à la matière que l’âme doit subir tant qu’elle est liée à un corps. Les disciples de Pythagore eurent de l’influence sur Platon, et Platon sur les Pères de l’Église; ainsi, l’idée d’une âme distincte du corps devint un élément de la doctrine chrétienne. D’autres influences devaient jouer plus tard, notamment celle d’Aristote et celle des Stoïciens : mais le platonisme, surtout sous ses formes tardives, fut l’élément païen le plus important de la philosophie des Pères de l’Église. On voit dans Platon que des doctrines très voisines de celles que devait enseigner plus tard le christianisme avaient déjà cours à son époque, plutôt dans le grand public que chez les philosophes. « Sois sûr, Socrate », dit un personnage du dialogue De la République, « que quand un homme est presque persuadé qu’il va mourir, il prend peur et se préoccupe de choses qui ne l’avaient jamais touché auparavant. Jusque-là, il avait ri de ces histoires sur les trépassés, qui nous disent que celui qui a fait le mal dans ce monde doit en pâtir dans l’autre ; mais maintenant, son esprit est tourmenté de la crainte que ces histoires puissent être vraies. » Un autre passage nous apprend que « les bénédictions que, d’après Mousaios et son fils Eumolpos, les dieux confèrent aux justes, sont plus délectables encore » que les richesses de ce monde ; « car ils les amènent dans les demeures de Hadès, et les décrivent, étendus sur des couches, au banquet des hommes pieux, couronnés de guirlandes, et passant toute l’éternité à boire du vin ». Apparemment, Mousaios et Orpheus avaient réussi à « convaincre non des individus seulement, mais des cités entières, que les hommes peuvent être absous et purifiés de leurs crimes, aussi bien pendant leur vie qu’après leur mort, au moyen de certains sacrifices et divertissements agréables qu’ils appellent Mystères, lesquels nous délivrent des tourments de l’autre monde, tandis que leur inobservation est punie par un destin redoutable ». Socrate lui-même, dans le dialogue De la République, soutient que la vie future doit être représentée comme agréable, afin d’encourager la vaillance sur le champ de bataille ; mais il ne dit pas s’il y croit lui-même. La doctrine des philosophes chrétiens, qui était surtout platonicienne dans l’antiquité, devint surtout aristotélicienne après le XIe siècle. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), qui est officiellement considéré comme le plus grand des scolastiques, est resté jusqu’à ce jour le modèle de l’orthodoxie philosophique dans l’Église catholique. Les maîtres des établissements d’enseignement placés sous l’autorité du Vatican peuvent exposer, comme ayant un intérêt historique, les systèmes de Descartes ou de Locke, de Kant ou de Hegel, mais ils doivent montrer sans équivoque que le seul système vrai est celui du « docteur angélique ». La limite extrême de ce qui est permis est de prétendre, comme le fait son traducteur anglais, qu’il plaisante quand il se demande ce qui adviendra, le jour de la résurrection, du corps d’un cannibale dont le père et la mère étaient cannibales. Il est manifeste que les personnes que lui-même et ses parents ont mangées ont un droit de priorité sur la chair de son corps, de sorte qu’il restera dépouillé quand chacun revendiquera son dû. C’est là une difficulté réelle pour ceux qui croient à la résurrection des corps, affirmée par le Symbole des Apôtres. C’est un signe de l’affaiblissement intellectuel de l’orthodoxie à notre époque qu’elle conserve le dogme, tout en traitant de plaisanterie une grave discussion des problèmes embarrassants qu’il soulève. La vivacité de cette croyance se manifeste par la répugnance envers l’incinération qui est commune à beaucoup d’habitants des pays protestants et à presque tous ceux des pays catholiques, même aussi affranchis de préjugés que la France. Quand mon frère fut incinéré à Marseille, l’entrepreneur des pompes funèbres m’apprit qu’il n’avait encore vu presque aucun cas d’incinération, en raison du préjugé théologique. On paraît croire qu’il est plus difficile à la Toute-Puissance de réunir les diverses parties d’un corps humain quand elles ont été diffusées dans l’atmosphère sous forme de gaz que quand elles restent au cimetière sous forme de vers et de terreau. Venant de moi, cette opinion serait un signe d’hérésie; ce qui ne l’empêche pas d’être courante parmi ceux dont l’orthodoxie est la moins contestable. L’âme et le corps, dans la philosophie scolastique (qui est toujours celle de l’Église romaine), sont des substances. La notion de « substance » dérive de la syntaxe, et la syntaxe dérive de la métaphysique plus ou moins inconsciente des races primitives, qui ont façonné la structure de notre langage. On distingue dans les phrases le sujet et l’attribut, et l’on pense que, si certains mots peuvent être soit sujets, soit attributs, il en existe d’autres qui ne peuvent être que sujets (sans qu’on sache trop ce que cela signifie) : ces mots (dont les noms propres sont le meilleur exemple) sont censés désigner des « substances ». Le terme populaire correspondant est « chose », ou « personne » quand il s’agit d’êtres humains. La notion métaphysique de substance n’est qu’une tentative pour préciser ce que le bon sens entend par une chose ou une personne. Prenons un exemple. Nous pouvons dire : « Socrate était sage », « Socrate était grec », « Socrate était le maître de Platon », et ainsi de suite ; dans tous ces énoncés, nous attribuons à Socrate des attributs divers. Le mot « Socrate » a exactement le même sens dans toutes ces phrases : l’individu Socrate est donc quelque chose de distinct de ses attributs, quelque chose à quoi les attributs sont dits « inhérer ». La connaissance naturelle nous permet seulement de connaître une chose par ses attributs ; si Socrate avait eu un frère jumeau ayant exactement les mêmes attributs, nous ne pourrions pas les distinguer. Néanmoins, une substance est autre chose que la somme de ses attributs. C’est ce que montre très clairement la doctrine de l’Eucharistie. Dans la transsubstantiation, les attributs du pain subsistent, mais la substance devient celle du corps du Christ. Pendant le développement de la philosophie moderne, tous les innovateurs, de Descartes à Locke (sauf Spinoza), eurent grand soin de démontrer que leurs doctrines étaient compatibles avec la transsubstantiation ; les autorités religieuses hésitèrent longtemps, mais finirent par décider qu’il n’y avait de salut que dans la scolastique. Il apparaissait donc qu’en dehors de la révélation, on ne pouvait jamais être sûr qu’une chose ou une personne vue à un moment donné était identique à une chose ou à une personne semblable vue à un autre moment : on était en somme exposé au risque d’un quiproquo permanent. Sous l’influence de Locke, ses disciples firent un pas en avant, qu’il n’avait pas osé faire lui-même : ils dénièrent toute utilité à la notion de substance. D’après eux, Socrate nous est connu par ses attributs, dans la mesure où nous pouvons savoir quelque chose à son sujet. Quand on a dit où et quand il vivait, de quoi il avait l’air, ce qu’il a fait, et ainsi de suite, on a dit tout ce qu’il y a à dire à son sujet : il est inutile de supposer l’existence d’un noyau entièrement inconnaissable, auquel ses attributs « inhéreraient » comme des épingles à une pelote à épingles. On ne peut même pas connaître l’existence de ce qui est absolument et essentiellement inconnaissable, et on n’a aucune raison de supposer cette existence. La notion de substance, ayant des attributs, mais distincte de ceux-ci, fut conservée par Descartes, Spinoza et Leibniz, ainsi que par Locke, chez qui elle tenait beaucoup moins de place. Elle fut cependant rejetée par Hume, et devait être peu à peu refoulée hors de la psychologie et de la physique. Nous verrons bientôt comment cela s’est produit; pour l’instant, nous nous occuperons des implications théologiques de cette doctrine, et des difficultés qu’entraîne son rejet. Prenons d’abord le corps. Tant que la notion de substance était conservée, la résurrection du corps signifiait le réassemblage de la substance même dont il était formé, quand il vivait sur terre. La substance pouvait avoir passé par bien des transformations, mais avait conservé son identité. Mais si un morceau de matière n’est que l’ensemble de ses attributs, son identité se perd quand ces attributs changent, et cela n’a aucun sens de dire que le corps céleste, après la résurrection, est la même « chose » qui était autrefois un corps terrestre. Cette difficulté, chose curieuse, a son parallèle exact en physique moderne. Un atome, avec son cortège d’électrons, peut subir des transformations soudaines, et les électrons qui apparaissent après une transformation ne peuvent pas être identifiés à ceux qui existaient auparavant. Chaque électron n’est qu’une manière de grouper des phénomènes observables, et ne possède pas le genre de « réalité » nécessaire à la conservation de l’identité au cours d’un changement. Les conséquences de l’abandon de la « substance » furent encore plus sérieuses en ce qui concerne l’âme ; mais elles ne se manifestèrent que peu à peu, parce que diverses formes atténuées de l’ancienne doctrine continuèrent à passer pour défendables pendant un certain temps. On remplaça d’abord le mot « âme » par le mot « esprit », dans l’idée d’éviter les implications théologiques. Puis on adopta le mot « sujet », qui est encore employé, en particulier dans la prétendue opposition entre « objectif » et « subjectif ». Il nous faut donc dire quelques mots du « sujet ». Il est bien évident qu’en un certain sens, je dois être la même personne qu’hier ; pour prendre un exemple encore plus évident, si je vois quelqu’un et que je l’entends parler en même temps, le « moi » qui voit doit bien être, en un certain sens, le même que le « moi » qui entend. On en vint donc à penser que, quand je perçois quelque chose, il existe une relation entre moi et cette chose : moi qui perçois, je suis le « sujet », et la chose perçue est l’ « objet ». Malheureusement, il s’avéra qu’on ne pouvait rien savoir du « sujet » : il percevait toujours d’autres choses, mais ne pouvait pas se percevoir lui-même. Hume nia hardiment l’existence du sujet, mais c’était la fin de tout. S’il n’y avait pas de sujet, qu’était-ce donc qui était immortel ? Qu’était-ce qui avait un libre arbitre ? Qu’était-ce qui avait péché sur terre et qui était puni en enfer ? Nul ne pouvait répondre à ces questions. Hume n’avait aucun désir de trouver une réponse, mais d’autres n’eurent pas la même audace. Kant, qui entreprit de répondre à Hume, crut avoir trouvé une solution, qui parut profonde en raison de son obscurité. Dans nos sensations, disait-il, les choses agissent sur nous, mais notre nature nous oblige à percevoir, non les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais quelque chose d’autre, qui résulte de diverses additions subjectives faites par nous-mêmes. Les plus importantes de ces additions sont le temps et l’espace. Les « choses-en- soi », d’après Kant, ne sont ni dans le temps ni dans l’espace, bien que notre nature nous oblige à les voir comme si elles y étaient. L’Ego (ou Âme), en tant que « chose-en-soi », est également hors du temps et de l’espace, bien que paraissant être dans l’un et dans l’autre en tant que phénomène observable. Ce que nous observons par la perception est une relation entre un phénomène « moi » et un phénomène « objet », mais ceux-ci cachent un véritable « moi » et une véritable « chose-en-soi », qui ne peuvent jamais être observés. Pourquoi, en ce cas, supposer leur existence ? Parce qu’elle est nécessaire à la religion et à la morale. Bien qu’il nous soit impossible, par des moyens scientifiques, de rien connaître au sujet du Moi réel, nous savons qu’il est doué du libre arbitre, qu’il peut être vertueux ou pécheur, qu’il est immortel (quoique hors du temps), et que l’injustice évidente des souffrances des bons sur cette terre doit être réparée par les joies du paradis. C’est pour ces raisons que Kant, qui soutenait que la raison « pure » ne peut pas prouver l’existence de Dieu, pensait que la raison « pratique » le pouvait, puisqu’il s’agissait d’une conséquence nécessaire de ce que nous savons intuitivement dans le domaine de la morale. Il fut impossible à la philosophie de s’arrêter longtemps dans un tel gîte d’étape, et les passages rationalistes de la doctrine de Kant se montrèrent plus durables que ceux où il essayait de sauver l’orthodoxie. On s’aperçut bientôt qu’il était inutile de supposer l’existence de la chose-en-soi, qui n’était autre que la vieille « substance », rendue plus inconnaissable encore. Dans la théorie de Kant, les « phénomènes » observables ne sont qu’apparents, et la réalité qui se cache derrière eux est une chose dont nous ne connaîtrions que l’existence, s’il n’y avait les postulats de la morale. Pour ses successeurs (après que la ligne de pensée proposée par lui eut atteint son point culminant chez Hegel), il devint évident que les « phénomènes » possèdent toute la réalité que nous pouvons connaître, et qu’il est inutile de supposer l’existence d’une réalité d’ordre supérieur, appartenant à ce qui ne peut pas être perçu. Il peut naturellement exister une telle réalité d’ordre supérieur, mais les raisonnements tendant à prouver qu’elle doit exister sont sans valeur, et il ne s’agit donc que d’une des innombrables possibilités dont on ne doit pas tenir compte, parce qu’elles sont en dehors du domaine du connu ou du connaissable. Et, dans le domaine du connaissable, il n’y a pas de place pour la notion de substance, ni pour sa modification sous forme de sujet et d’objet. Les faits immédiats que nous pouvons observer ne possèdent aucune dualité de ce genre, et ne fournissent aucun motif pour considérer les « choses » ni les « personnes » autrement que comme des ensembles de phénomènes. Quand on envisageait les relations entre l’âme et le corps, ce n’était pas seulement la notion de substance qui se révélait difficile à concilier avec la philosophie moderne : des difficultés tout aussi grandes se présentaient à propos de la causalité. L’apparition de la notion de cause dans la théologie est liée à la notion de péché. Le péché était un attribut de la volonté, et la volonté était la cause de l’action. Mais la volonté elle-même ne pouvait pas résulter toujours de causes antérieures, sinon nous ne serions pas responsables de nos actes ; en vue de sauvegarder la notion de péché, il fallait donc en même temps que la volonté fût sans cause (au moins dans certains cas), et qu’elle fût elle-même une cause. Il s’ensuivait un certain nombre de propositions relatives à l’analyse des phénomènes mentaux et aux relations entre l’esprit et le corps, et certaines de ces propositions devaient, à la longue, devenir très difficiles à soutenir. La première difficulté fut soulevée par la découverte des lois de la mécanique. Au cours du XVIIe siècle, il devint manifeste que les lois que l’expérience et l’observation paraissaient révéler étaient de nature à déterminer entièrement tous les mouvements de la matière. Il ne paraissait exister aucune raison de faire une exception en faveur des corps des animaux et des hommes. Descartes en conclut que les animaux étaient des automates, mais il pensait toujours que, chez les hommes, la volonté pouvait produire les mouvements du corps. Les progrès de la physique montrèrent rapidement l’impossibilité de ce compromis, et les disciples de Descartes renoncèrent à penser que l’esprit pouvait avoir un effet quelconque sur la matière. Ils essayèrent de tenir la balance égale en soutenant que, réciproquement, la matière ne pouvait avoir aucun effet sur l’esprit. D’où la théorie de l’existence de deux séries parallèles, l’une mentale, et l’autre physique chacune ayant ses propres lois. Quand vous rencontrez quelqu’un et que vous décidez de lui dire « bonjour », votre décision appartient à la série mentale ; mais les mouvements des lèvres, de la langue et du larynx qui paraissent en résulter n’ont en réalité que des causes purement mécaniques. L’esprit et le corps étaient comparés à deux pendules exactement concordantes : quand l’une marque l’heure, elles sonnent toutes les deux, bien que l’une n’ait aucun effet sur l’autre. Si l’on pouvait voir l’une des pendules, mais seulement entendre l’autre, on penserait que celle qu’on voit cause la sonnerie de l’autre. Cette théorie, tout en étant difficile à croire, avait l’inconvénient de ne pas pouvoir sauver la notion de libre arbitre. On supposait l’existence d’une correspondance rigoureuse entre état du corps et état d’esprit, de sorte que, connaissant l’un, on pouvait théoriquement en déduire l’autre. Celui qui connaîtrait les lois de cette correspondance, ainsi que les lois de la physique, pourrait, si ses connaissances et son savoir-faire étaient suffisants, prévoir les phénomènes mentaux aussi bien que physiques. De toute façon, les actes de volonté mentaux étaient inutiles si aucune manifestation physique ne s’ensuivait. Les lois de la physique déterminaient le moment où vous diriez « bonjour », puisqu’il s’agit là d’une action physique ; et ce serait une maigre consolation de penser que vous pourriez vouloir dire « au revoir », s’il était décidé à l’avance que vous diriez en fait le contraire. Il n’est donc pas surprenant que la doctrine cartésienne ait fait place, dans la France du XVIIIe siècle, au matérialisme pur, où l’homme est considéré comme entièrement régi par les lois de la physique. Dans cette philosophie, la volonté n’a plus de place, et la notion de péché disparaît. L’âme n’existe pas, et par suite il n’y a pas d’immortalité, sauf celle des atomes distincts qui sont temporairement réunis pour former le corps humain. Cette philosophie, qui était censée avoir contribué aux excès de la Révolution française, devint un objet d’horreur, d’abord, après la Terreur, pour tous ceux qui étaient en guerre avec la France, puis, après 1814, pour tous les Français qui soutenaient le régime restauré. L’Angleterre retomba dans l’orthodoxie ; l’Allemagne adopta la philosophie idéaliste des successeurs de Kant. Puis vint le mouvement romantique, qui aimait les émotions et ne voulait pas entendre parler d’actions humaines régies par des formules mathématiques. En physiologie humaine, pendant ce temps, ceux qui n’aimaient pas le matérialisme se réfugièrent soit dans le mystère, soit dans la « force vitale » ; certains pensaient que la science ne pourrait jamais comprendre le corps humain, d’autres déclaraient qu’elle ne pourrait le faire qu’en invoquant des principes différents de ceux de la physique et de la chimie. Ces deux points de vue n’ont plus guère de crédit auprès des biologistes, bien que le second ait encore quelques partisans. D’après les travaux effectués en embryologie, en biochimie et en synthèse organique, il devient de plus en plus probable que les caractéristiques de la matière vivante peuvent s’expliquer entièrement par la physique et la chimie. Bien entendu, la théorie de l’évolution exclut que les principes applicables aux organismes des animaux ne le soient pas à ceux des êtres humains. Pour en revenir à la psychologie et à la théorie de la volonté, il a toujours été évident que beaucoup, peut-être la plupart, de nos volontés ont des causes ; mais les philosophes orthodoxes soutenaient que ces causes, contrairement à celles du monde physique, n’entraînent pas nécessairement leurs effets. Il est toujours possible, d’après eux, de résister aux désirs même les plus puissants par un acte de volonté pure. On en vint donc à penser que, quand nous sommes guidés par nos passions, nos actes ne sont pas libres, puisqu’ils ont des causes, mais qu’il existe une faculté, appelée parfois « raison » et parfois « conscience », qui nous donne la Véritable liberté quand nous en suivons les directives. Ainsi, la « vraie » liberté, par opposition au simple caprice, était identifiée à l’obéissance à la loi morale. Les disciples de Hegel firent un pas de plus, et identifièrent la loi morale à la loi de l’État, de sorte que la « vraie » liberté consistait à obéir aux ordres de la police. Cette doctrine eut beaucoup de succès auprès des gouvernants. Toutefois, la théorie selon laquelle la volonté est parfois sans cause était très difficile à soutenir. On ne peut dire que les actes même les plus vertueux n’ont pas de mobiles. On peut vouloir plaire à Dieu, obtenir l’approbation de son voisin ou la sienne propre, rendre les autres heureux, ou soulager des souffrances. L’un quelconque de ces désirs peut causer une bonne action, mais, à moins qu’un désir vertueux existe chez un individu, il n’accomplira pas les actes que la loi morale approuve. Nous en savons beaucoup plus long qu’autrefois sur les causes des désirs. On les trouve parfois dans l’action des glandes endocrines, parfois dans les débuts de l’éducation, parfois dans des expériences personnelles oubliées, parfois dans le désir d’être approuvé et ainsi de suite. Dans la plupart des cas, un certain nombre de causes différentes contribuent à un désir. Or il est clair que, quand nous prenons une décision, nous le faisons par suite d’un désir, bien qu’il puisse exister en même temps d’autres désirs qui nous entraînent dans la direction opposée. Dans ce cas, comme le disait Hobbes, la volonté est « l’inclination dernière » dans la délibération. L’idée d’un acte de volonté dénué de toute cause est donc indéfendable. Nous en verrons dans un autre chapitre les conséquences en matière de morale. À mesure que la psychologie et la physique deviennent plus scientifiques, les notions traditionnelles de l’une et de l’autre font place à des notions nouvelles, définissables avec une plus grande exactitude. Jusqu’à une époque très récente, la physique se contentait de la matière et du mouvement ; or la matière, de quelque façon qu’on la considère d’un œil philosophique, n’est pas autre chose, techniquement parlant, que la substance au sens médiéval. On a fini par constater que la matière et le mouvement ne convenaient plus, même au point de vue technique, et la méthode de la physique théorique est devenue beaucoup plus conforme aux exigences de la philosophie scientifique. De même, la psychologie se voit obligée d’abandonner les notions de « perception » et de « conscience », parce qu’on constate qu’elles ne correspondent à rien de précis. Pour le faire comprendre, il nous faut dire quelques mots de l’une et de l’autre. La « perception », au premier abord, paraît être une notion toute simple. Nous « percevons » le soleil et la lune, les mots que nous entendons, la dureté ou la douceur des objets que nous touchons, l’odeur d’un œuf pourri, ou le goût de la moutarde. Les phénomènes que nous décrivons ainsi sont incontestables : c’est seulement leur description qui est discutable. Quand nous « percevons » le soleil, il y a eu un long enchaînement de causes et d’effets, d’abord dans les 150 millions de kilomètres d’espace intermédiaire, puis dans l’œil, le nerf optique et le cerveau. L’événement « mental » final que nous appelons « voir le soleil » ne peut guère ressembler au soleil lui-même. Le soleil, comme la chose-en-soi de Kant, reste en dehors de notre expérience, et ne peut être connu (dans la mesure où il peut l’être) que par un processus compliqué de déduction à partir de l’expérience que nous appelons « voir le soleil ». Nous supposons que le soleil a une existence en dehors de notre expérience parce que beaucoup de gens le voient en même temps, et parce que divers phénomènes, tels que la lumière de la lune, s’expliquent le plus simplement en admettant que le soleil produit des effets à des endroits où il n’y a pas d’observateurs. Mais nous ne « percevons » certainement pas le soleil de la manière simple et directe que nous nous figurons avant de nous être rendu compte de l’enchaînement compliqué des causes physiques de nos sensations. Nous pouvons dire, dans un sens vague, que nous « percevons » un objet quand il nous arrive quelque chose dont cet objet est la cause principale, et qui est de nature à nous permettre de tirer des conclusions relatives à cet objet. Quand nous entendons une personne parler, les différences dans ce que nous entendons correspondent à des différences dans ce qu’elle dit ; l’effet du milieu intermédiaire est pratiquement constant, et peut donc être plus ou moins négligé. De même, quand nous voyons une tache rouge et une tache bleue côte à côte, nous avons le droit de supposer qu’il existe une différence entre les endroits d’où viennent la lumière rouge et la lumière bleue, mais non que cette différence ressemble à la différence entre la sensation de rouge et la sensation de bleu. De cette façon, nous pouvons tenter de sauver la notion de « perception », mais nous ne réussirons jamais à la rendre exacte. Le milieu intermédiaire a toujours un certain effet déformant : l’endroit rouge peut paraître rouge à cause d’une brume interposée ; l’endroit bleu peut paraître bleu parce que nous portons des lunettes colorées. Pour tirer des conclusions relatives à l’objet, à partir du genre d’expérience que nous appelons « perception », il nous faut connaître la physique et la physiologie des organes des sens, et posséder des renseignements complets sur ce que contient l’espace intermédiaire entre l’objet et nous. Moyennant tous ces renseignements, et en admettant la réalité du monde extérieur, nous pourrons tirer de là des conclusions très abstraites au sujet de l’objet « perçu ». Mais tout ce que le mot « perception » implique de direct et de tangible se sera évanoui dans ce processus de déduction au moyen de formules mathématiques compliquées. Dans le cas d’objets distants, tels que le soleil, il n’est pas difficile de s’en rendre compte ; mais il en est de même de tout ce que nous touchons, sentons et goûtons, étant donné que notre « perception » de tels objets est due à des processus compliqués, qui se déroulent le long des nerfs jusqu’au cerveau. La question de la « conscience » est peut-être plus difficile. Nous disons que nous sommes « conscients », mais que les bâtons et les pierres ne le sont pas ; nous disons que nous sommes « conscients » quand nous sommes éveillés, mais non quand nous dormons. Nous voulons certainement dire quelque chose par là, et quelque chose de vrai. Mais c’est une affaire difficile d’exprimer ce qu’est cette chose vraie : il y faut un changement de langage. Quand nous disons que nous sommes « conscients », nous voulons dire deux choses : d’une part, que nous réagissons d’une certaine manière envers notre milieu ; d’autre part, qu’il nous semble trouver, en regardant en nous- mêmes, une certaine qualité dans nos pensées et nos sentiments, qualité que nous ne trouvons pas dans les objets inanimés. En ce qui concerne notre réaction envers le milieu, elle consiste à être conscient de quelque chose. Si vous criez : « Hé ! », les gens se retournent, mais pas les pierres. Vous savez que si vous vous retournez vous-même dans un tel cas, c’est parce que vous avez entendu du bruit. Tant qu’on pouvait supposer qu’on « percevait » les objets du monde extérieur, on pouvait dire qu’en les percevant, on en était « conscient ». Maintenant, nous pouvons seulement dire que nous réagissons à des excitations ; les pierres en font autant, bien que les excitations auxquelles elles réagissent soient moins nombreuses. Ainsi, en ce qui concerne la « perception » extérieure, la différence entre une pierre et nous n’est qu’une différence de degré. La partie la plus importante de la notion de « conscience » concerne ce que nous découvrons par introspection. Non seulement nous réagissons envers les faits extérieurs, mais nous savons que nous réagissons. La pierre, croyons-nous, ne sait pas qu’elle réagit ; mais, si elle le fait, elle est « consciente ». Ici aussi, l’analyse montre qu’il ne s’agit que d’une différence de degré. Le fait de savoir que nous voyons quelque chose ne nous apprend rien de plus que l’acte de voir, à moins qu’il s’agisse d’un souvenir. Si l’on voit d’abord quelque chose, puis si l’on se dit qu’on vient de le voir, cette réflexion, qui paraît introspective, est en réalité un souvenir immédiat. On dira peut-être que la mémoire est une chose typiquement « mentale », mais c’est contestable. La mémoire est une forme de l’habitude, et l’habitude est une caractéristique du tissu nerveux, bien qu’elle puisse exister ailleurs, par exemple dans un rouleau de papier qui s’enroule à nouveau une fois déroulé. Je ne prétends pas que ce qui précède soit une analyse complète de ce que nous appelons d’une façon vague « la conscience » : la question est vaste, et exigerait un volume entier. Je veux seulement indiquer que ce qui paraît à première vue une notion précise est en réalité tout le contraire, et que la psychologie scientifique a besoin d’un vocabulaire différent. Enfin, il faut bien dire que si la vieille distinction entre âme et corps s’est évaporée, c’est tout autant parce que la « matière » a perdu sa solidité que parce que l’« esprit » a perdu sa spiritualité. On pense encore parfois, et tout le monde pensait autrefois, que les données de la physique sont publiques, en ce sens qu’elles sont visibles pour tous, tandis que celles de la psychologie sont privées, étant obtenues par introspection. Mais il ne s’agit que d’une différence de degré. Deux personnes ne peuvent jamais percevoir exactement le même objet en même temps, parce que la différence de leurs positions entraîne une différence dans ce qu’elles voient. Quand on examine attentivement les données de la physique, on constate qu’elles ont le même caractère privé que celles de la psychologie. Et le caractère quasi-public qu’elles possèdent n’est pas entièrement impossible en psychologie. Les faits qui constituent le point de départ de ces deux sciences sont, en partie au moins, identiques. La tache de couleur que nous voyons est une donnée pour la physique et aussi pour la psychologie. La physique en tire une série de conclusions dans un certain cadre, la psychologie une autre série de conclusions dans un autre cadre. On pourrait dire, bien que ce soit une façon trop grossière d’exprimer les choses, que la physique s’occupe des relations de cause à effet en dehors du cerveau, et la psychologie des relations de cause à effet à l’intérieur du cerveau (à l’exclusion de celles que peut découvrir, par observation extérieure, le physiologiste qui examine le cerveau). Les données de la physique et celles de la psychologie sont des événements qui, en un sens, se produisent dans le cerveau. Ils ont un enchaînement de causes extérieures, qui sont étudiées par la physique, et un enchaînement d’effets intérieurs (souvenirs, habitudes, etc.) qui sont étudiés par la psychologie. Mais il n’existe aucune preuve d’une différence fondamentale entre les éléments du monde physique et ceux du monde psychologique. Nous en savons moins à leur sujet qu’on ne le pensait autrefois, mais nous en savons assez pour être à peu près sûrs que ni l’ « âme » ni le « corps » n’ont de place dans la science moderne. Il nous reste à voir quel effet les théories modernes de la physiologie et de la psychologie peuvent avoir sur la vraisemblance de la croyance à l’immortalité. La doctrine selon laquelle l’âme survit à la mort du corps a été soutenue, comme nous l’avons vu, par des chrétiens et des non chrétiens, par des hommes civilisés et des barbares. Parmi les Juifs contemporains du Christ, les Pharisiens croyaient à l’immortalité, mais les Sadducéens, fidèles à la vieille tradition, n’y croyaient pas. Dans le christianisme, la croyance à la vie éternelle a toujours joué un rôle de premier plan. Les uns jouissent de la félicité au paradis — après une période de souffrance purificatrice au purgatoire, selon l’Église catholique ; les autres souffrent des tourments éternels en enfer. De notre temps, les chrétiens libéraux ont souvent tendance à penser que l’enfer n’est pas éternel : cette opinion est devenue celle de beaucoup de pasteurs anglicans, depuis que le Conseil Privé de la Reine a décidé en 1864 qu’il n’était pas illégal de la soutenir. Mais, jusqu’au milieu du XIXe siècle, très peu de chrétiens pratiquants mettaient en doute la réalité du châtiment éternel. La peur de l’enfer était (et est encore, dans une moindre mesure) la source de l’angoisse la plus profonde, angoisse qui diminuait beaucoup le réconfort qu’on pouvait tirer de la croyance à la survie. Pour justifier les persécutions, on alléguait la nécessité de sauver les autres de l’enfer : car si un hérétique, en égarant d’autres personnes, pouvait leur faire subir la damnation, aucun degré de torture terrestre ne pouvait être considéré comme excessif pour empêcher un résultat aussi épouvantable. En effet, quoi qu’on puisse penser à présent, tout le monde pensait autrefois (à part une petite minorité) que l’hérésie était incompatible avec le salut. Le déclin de la croyance à l’enfer n’a pas été dû à de nouveaux arguments théologiques, ni même à l’influence directe de la science, mais à la diminution générale de la cruauté aux XVIIIe et XIXe siècles. C’est là un aspect du mouvement qui a abouti, peu avant la Révolution Française, à l’abolition de la torture judiciaire dans bien des pays, et, au début du XIXe siècle, à la réforme du code pénal barbare qui déshonorait l’Angleterre. À l’heure actuelle, même pour les personnes qui croient encore à l’enfer, le nombre de ceux qui sont condamnés à en souffrir les tourments est devenu beaucoup plus faible qu’on ne le pensait autrefois. De nos jours, les passions les plus féroces se manifestent plutôt en politique qu’en théologie. C’est un fait curieux qu’à mesure que la croyance à l’enfer est devenue moins nette, la croyance au paradis a aussi perdu de sa force. Bien que le paradis fasse toujours partie de l’orthodoxie chrétienne, on en parle beaucoup moins, dans les discussions actuelles, que des preuves des desseins de Dieu manifestées par l’évolution. Les arguments à l’appui de la religion insistent davantage sur son action en faveur d’une vie vertueuse ici- bas que sur ses liens avec la vie future. La conviction que la vie terrestre n’est que la préparation à une autre vie, conviction qui influait autrefois sur la moralité et la conduite, a cessé d’avoir une grande influence, même sur ceux qui ne l’ont pas consciemment rejetée. Au sujet de l’immortalité, la science n’a rien de bien net à dire. Il existe bien, en faveur de la survie, un genre d’argument qui est, en intention du moins, entièrement scientifique ; j’entends le genre d’argument lié aux phénomènes qui font l’objet des recherches psychiques. Je n’ai pas moi- même une connaissance suffisante de la question pour juger des preuves existantes, mais il est évident qu’il pourrait exister des preuves susceptibles de convaincre des personnes raisonnables. Il faut cependant faire quelques restrictions. En premier lieu, ces preuves, au mieux, démontreraient que nous survivons, mais non que nous survivons éternellement. En second lieu, là où des désirs puissants sont en jeu, il est très difficile d’accepter les dires des témoins, même s’ils sont habituellement véridiques : on en a eu de nombreux exemples pendant la guerre, et à toutes les époques de surexcitation. En troisième lieu, s’il nous paraît improbable, pour d’autres raisons, que notre personnalité ne disparaisse pas avec notre corps, il nous faudra des preuves de survie beaucoup plus convaincantes que si cette hypothèse nous paraissait probable par avance. Même le plus fervent spirite ne peut prétendre avoir autant de preuves de la survie que les historiens peuvent en apporter pour démontrer que les sorcières faisaient hommage de leur corps à Satan ; pourtant, presque personne ne considère plus ces preuves comme dignes d’être même examinées. La difficulté, pour la science, provient du fait qu’il ne paraît pas exister d’entité telle que l’âme ou le moi. Comme nous l’avons vu, il n’est plus possible de considérer l’âme et le corps comme deux « substances », douées de la permanence dans le temps que les métaphysiciens considéraient comme logiquement inséparable de la notion de substance. Il n’existe pas plus de raison, en psychologie, de supposer l’existence d’un « sujet » que la perception amène au contact d’un « objet ». Jusqu’à une date récente, on pensait que la matière était immortelle, mais la technique de la physique ne repose plus sur cette hypothèse. Un atome n’est plus qu’un moyen commode de grouper certains phénomènes : il est commode, jusqu’à un certain point, de se représenter l’atome comme un noyau entouré d’électrons, mais les électrons existant à un moment donné ne peuvent pas être identifiés à ceux qui existent à un autre moment, et, de toute façon, aucun physicien ne les considère plus comme « réels ». Tant que la matière était censée être éternelle, il était facile de prétendre que les esprits doivent aussi être éternels ; mais cet argument, qui n’a jamais eu beaucoup de valeur, ne peut plus servir. Pour des raisons suffisantes, les physiciens ont réduit l’atome à une série d’événements ; pour des raisons tout aussi valables, les psychologues trouvent qu’un esprit ne possède pas l’identité d’une « chose » unique et continue, mais n’est qu’un ensemble de phénomènes liés par certaines relations intimes. La question de l’immortalité est donc devenue celle de savoir si ces relations intimes existent entre des phénomènes liés à un corps vivant et d’autres phénomènes qui se produisent après la mort de ce corps. Avant de répondre à cette question, il nous faut d’abord déterminer quelles sont les relations qui lient certains événements entre eux de manière à en faire la vie mentale d’une même personne. De toute évidence, la plus importante de ces relations est la mémoire : les choses dont je peux me souvenir me sont arrivées, à moi. Et si je peux me rappeler une certaine circonstance, et que dans cette circonstance je me rappelais autre chose, cette autre chose m’est aussi arrivée, à moi. On pourrait objecter que deux personnes peuvent se rappeler le même événement mais ce serait une erreur : deux personnes ne voient jamais exactement la même chose, à cause des différences entre leurs positions. Elles ne peuvent pas non plus éprouver exactement les mêmes sensations de son, d’odeur, de toucher ou de goût. Mon expérience peut ressembler étroitement à celle d’une autre personne, mais elle en diffère toujours plus ou moins, l’expérience de chaque personne lui est propre, et quand une expérience consiste à s’en rappeler une autre, on dit que les deux appartiennent à la même « personne ». Il existe une autre définition, moins psychologique, de la personnalité, qui la fait dériver du corps. La définition de ce qui constitue l’identité d’un corps humain à différentes époques serait compliquée, mais nous la supposerons admise pour l’instant. Nous tiendrons aussi pour admis que toute expérience « mentale » connue est liée à un corps déterminé. Nous pouvons alors définir une « personne » comme étant la série d’événements mentaux liée à un corps vivant. C’est là la définition légale : si le corps de Pierre Dupont commet un assassinat, et si par la suite la police arrête le corps de Pierre Dupont, la personne qui habite ce corps au moment de l’arrestation est un assassin. Ces deux manières de définir une « personne » s’opposent dans les cas de double personnalité. Dans ces cas, ce qui paraît être une seule personne à l’observateur extérieur est subjectivement partagé en deux : parfois aucune des deux ne sait rien de l’autre : parfois l’une des deux connaît l’autre, mais non réciproquement. Dans le cas où aucune des deux ne sait rien de l’autre, il existe deux personnes si l’on prend la mémoire comme définition, mais une seule si l’on prend le corps. Il existe une gradation jusqu’au cas extrême de la double personnalité, via la distraction, l’hypnose et le somnambulisme. Il est donc difficile d’utiliser la mémoire comme définition de la personnalité. Mais il semble que les souvenirs perdus puissent être retrouvés par hypnotisme ou par la psychanalyse : la difficulté n’est donc peut-être pas insurmontable. En plus du souvenir proprement dit, divers autres éléments, plus ou moins analogues à la mémoire, font partie de la personnalité : par exemple les habitudes, qui se sont formées à la suite d’expériences passées. C’est parce que, là où la vie existe, les événements peuvent former des habitudes, qu’une « expérience » diffère d’un événement ordinaire. L’expérience façonne les animaux, et surtout les hommes, autrement que la matière inerte. Si un événement est lié à un autre de cette manière particulière qui a trait à la formation des habitudes, les deux événements appartiennent à la même « personne ». C’est là une définition plus générale que la définition par la mémoire seule : elle comprend tout ce que comprenait la définition par la mémoire, et beaucoup plus encore. Si nous voulons croire à la survie de la personnalité après la mort du corps, nous devons supposer qu’il existe une continuité de la mémoire, ou tout au moins des habitudes, sans quoi nous n’avons aucune raison de supposer que c’est la même personne qui continue à exister. Mais ici, la physiologie fait des difficultés. L’habitude et la mémoire sont dues à des effets sur le corps, et surtout sur le cerveau : on peut comparer la formation d’une habitude à celle d’un cours d’eau. Or les effets sur le corps, qui donnent naissance aux habitudes et aux souvenirs, sont effacés par la mort et la décomposition, et il est difficile de voir comment, à moins d’un miracle, ils pourraient être transférés à un nouveau corps, tel que celui que nous sommes censés devoir habiter dans la vie future. Si nous devons être des esprits désincarnés, la difficulté ne fait qu’augmenter. Il me paraît même douteux, étant donné les théories actuelles de la matière, qu’un esprit désincarné soit logiquement possible. La matière n’est qu’une manière de grouper des événements, et par suite, là où il y a des événements, il y a de la matière. Si, comme je le prétends, la continuité d’une personne pendant la vie de son corps dépend de la formation d’habitudes, elle doit dépendre aussi de la continuité du corps. Il ne serait pas moins difficile de transporter un cours d’eau au ciel sans perte d’identité que d’y transporter une personne. La personnalité est essentiellement une affaire d’organisation. Certains événements, groupés au moyen de certaines relations, forment une personne. Le groupement s’effectue au moyen de lois causales (celles qui sont liées à la formation des habitudes, y compris la mémoire), et ces lois causales dépendent du corps. Si ce qui précède est vrai (et il existe de fortes raisons scientifiques de le penser), s’attendre à ce qu’une personnalité survive à la désintégration du cerveau reviendrait à s’attendre à ce qu’un club de football survive quand tous ses membres sont morts. Je ne prétends pas que ce raisonnement soit concluant. Il est impossible de prévoir l’avenir de la science, en particulier de la psychologie, qui commence tout juste à devenir scientifique. Il est possible que l’enchaînement des causes psychologiques puisse être libéré de sa sujétion actuelle à l’égard du corps. Mais, dans l’état présent de la psychologie et de la physiologie, la croyance â l’immortalité ne peut pas en tout cas se prévaloir de l’appui de la science, et les raisonnements qu’on peut faire à ce sujet indiquent la disparition probable de la personnalité au moment de la mort. Nous pouvons regretter l’idée que nous ne survivrons pas, mais c’est une consolation de penser que tous les persécuteurs, mangeurs de Juifs et charlatans ne continueront pas à exister pendant toute l’éternité. On nous dira peut-être qu’ils s’amélioreraient avec le temps, mais j’en doute. CHAPITRE VI Le déterminisme À mesure que les connaissances progressaient, l’histoire sacrée racontée dans la Bible, et la théologie compliquée de l’Église ancienne et médiévale, ont perdu de l’importance aux yeux de la plupart des hommes et des femmes d’esprit religieux. La critique biblique, en plus de la science, a rendu difficile de croire que chaque mot de la Bible soit vrai ; chacun sait, par exemple, que la Genèse contient deux récits différents et contradictoires de la Création, par deux auteurs différents. Ces questions, dit-on maintenant, sont secondaires. Mais il existe trois doctrines fondamentales : Dieu, l’immortalité et le libre arbitre, qui paraissent constituer l’essentiel du christianisme, dans la mesure où il n’est pas lié à des événements historiques. Ces doctrines font partie de ce qu’on appelle la « religion naturelle » ; de l’avis de saint Thomas d’Aquin et de nombreux philosophes modernes, on peut les démontrer sans l’aide de la révélation, au moyen de la raison humaine seule. Il importe donc de se demander ce que la science a à dire au sujet de ces trois doctrines. Mon opinion personnelle est que la science ne peut actuellement ni les démontrer ni les réfuter, et qu’il n’existe aucun méthode en dehors de la science pour démontrer ou réfuter quoi que ce soit. Je pense cependant qu’il existe des arguments scientifiques ayant trait à leur probabilité, particulièrement en ce qui concerne le libre arbitre et son contraire, le déterminisme, que nous allons envisager dans ce chapitre. Nous avons déjà parlé de l’histoire du déterminisme et du libre arbitre. Nous avons vu que le déterminisme avait trouvé son plus puissant allié dans la physique, qui paraissait avoir découvert des lois régissant tous les mouvements de la matière et permettant théoriquement de les prévoir. Chose singulière, l’argument le plus fort contre le déterminisme, à l’heure actuelle, découle également de la physique. Mais, avant de l’envisager, essayons de poser le problème aussi nettement que possible. Le déterminisme a un caractère double : d’une part, c’est une maxime pratique à l’usage des chercheurs scientifiques ; d’autre part, c’est une théorie générale quant à la nature de l’univers. La maxime pratique peut être bien fondée, même si la théorie générale est fausse ou incertaine. Commençons par la maxime ; nous verrons ensuite la théorie. Cette maxime nous conseille de rechercher des lois causales, autrement dit des règles reliant entre eux des événements séparés dans le temps. Dans la vie courante, nous nous conduisons d’après des règles de ce genre, mais les règles que nous utilisons sacrifient la précision à la simplicité. Si j’appuie sur le commutateur, la lumière électrique s’allumera — à moins que le plomb ait sauté ; si je frotte une allumette, elle prendra feu — à moins que sa tête se détache ; si je demande un numéro au téléphone, je l’obtiendrai — à moins qu’on me donne un faux numéro. Ce genre de règle ne convient pas à la science, qui veut quelque chose d’invariable. Son idéal a été fixé par l’astronomie de Newton, qui permet, grâce aux lois de la gravitation, de calculer les positions passées et futures des planètes sur des périodes indéfinies. La recherche des lois qui régissent les phénomènes a été plus difficile dans les autres cas, parce qu’on rencontre un plus grand enchevêtrement de causes de diverses sortes, et un retour périodique moins régulier des phénomènes. Néanmoins, on a découvert des lois causales en chimie, en électromagnétisme, en biologie, et même en économie politique. La découverte des lois causales est l’essence de la science, et il est donc hors de doute que les hommes de science font bien de les rechercher. S’il existe un domaine où il n’y ait pas de lois causales, ce domaine est inaccessible à la science. Mais la maxime selon laquelle les hommes de science doivent rechercher des lois causales est aussi évidente que celle selon laquelle les ramasseurs de champignons doivent chercher des champignons. Les lois causales, par elles-mêmes, n’impliquent pas nécessairement une détermination complète de l’avenir par le passé. C’est une loi causale que les fils de blancs sont blancs, mais, si c’était la seule loi d’hérédité connue, nous ne pourrions guère faire de prévisions au sujet des fils de parents blancs. Le déterminisme, en tant que théorie générale, affirme que la détermination complète de l’avenir d’après le passé est toujours possible, théoriquement, si nous en savons assez long au sujet du passé et des lois causales. Le chercheur qui observe un phénomène devrait, d’après ce principe, être capable de découvrir les circonstances antérieures et les lois causales dont l’ensemble a rendu ce phénomène inévitable. Et, ayant découvert ces lois, il devrait, quand il observe des circonstances semblables, être capable de déduire qu’un phénomène semblable va se produire. Il est difficile, sinon impossible, d’énoncer ce principe d’une manière précise. Quand nous essayons de le faire, nous sommes conduits à affirmer que telle ou telle chose est « théoriquement » possible, sans que personne sache ce que « théoriquement » veut dire. Il est inutile d’affirmer qu’ « il existe » des lois qui déterminent l’avenir, à moins d’ajouter que nous espérons les découvrir. L’avenir sera évidemment ce qu’il sera, et en ce sens, il est déjà déterminé : un Dieu omniscient, tel que celui de l’orthodoxie, doit connaître dès à présent tout le cours de l’avenir ; s’il existe un Dieu omniscient, il existe donc un fait actuel, à savoir Sa prescience, d’où l’on pourrait déduire l’avenir. Toutefois, cela reste en dehors de ce qui peut être vérifié scientifiquement. Si nous voulons que la doctrine déterministe affirme quelque chose dont on puisse démontrer le caractère probable ou improbable, nous devons en donner un énoncé en rapport avec nos possibilités humaines. Sinon, nous risquons de partager le sort des diables du Paradis perdu, qui … raisonnèrent hautement De la Providence, de la Prescience, de la Volonté et du Destin, Du destin fixé, du libre arbitre, de la prescience absolue, Et ne trouvèrent pas de fin, perdus dans des labyrinthes tortueux. Si nous voulons avoir une doctrine qui puisse être mise à l’épreuve, il ne suffit pas de dire que le cours entier de la nature doit être déterminé par des lois causales. Cela peut être vrai, et cependant impossible à découvrir : par exemple, si ce qui est loin avait plus d’effet que ce qui est près, nous aurions besoin de connaître en détail les étoiles les plus éloignées avant de pouvoir prévoir ce qui va se passer sur terre. Si nous voulons pouvoir mettre notre doctrine à l’épreuve, nous devons pouvoir en donner un énoncé en rapport avec une partie limitée de l’univers, et les lois doivent être suffisamment simples pour nous permettre de faire des calculs. Nous ne pouvons pas connaître l’univers entier, et nous ne pouvons pas vérifier les lois tellement compliquées que le calcul de leurs conséquences exige plus d’habileté que nous ne pouvons espérer en avoir. La puissance de calcul nécessaire doit pouvoir dépasser nos possibilités actuelles, mais non celles que nous avons des chances d’acquérir d’ici peu. Ce point est assez évident, mais il est plus difficile d’énoncer notre principe de façon qu’il soit applicable quand nos données ne concernent qu’une partie limitée de l’univers. Des objets extérieurs peuvent toujours faire irruption et avoir des effets inattendus. Parfois une étoile nouvelle apparaît dans le ciel, et on ne peut pas prévoir ces apparitions d’après des données limitées au système solaire. Et, étant donné que rien ne va plus vite que la lumière, nous ne pouvons d’aucune façon être avertis de l’apparition d’une étoile nouvelle. Nous pouvons essayer de tourner cette difficulté de la manière suivante. Supposons que nous sachions tout ce qui se passe au début de l’année à l’intérieur d’une sphère dont nous occupons le centre. Nous admettrons, pour être plus précis, que cette sphère est assez grande pour que la lumière prenne juste un an pour aller de sa surface à son centre. En ce cas, étant donné que rien ne va plus vite que la lumière, tout ce qui se passe au centre de la sphère pendant l’année doit, si le déterminisme dit vrai, dépendre uniquement de ce que contenait la sphère au début de l’année, puisque des objets plus éloignés mettraient plus d’un an pour avoir des effets au centre. Nous ne pourrons pas, en réalité, être en possession de nos données avant la fin de l’année, parce que la lumière venant de la surface de la sphère mettra un an à nous atteindre ; mais, quand l’année sera écoulée, nous pourrons rechercher rétrospectivement si les données que nous posséderons alors, conjointement avec les lois causales, expliquent bien tout ce qui s’est passé sur la terre pendant ce temps. Nous pouvons donc à présent énoncer l’hypothèse déterministe, mais je crains que cet énoncé soit assez compliqué. Cette hypothèse est la suivante : Il existe des lois causales découvrables, telles que, moyennant une puissance de calcul suffisante (mais non surhumaine), un homme connaissant tout ce qui se passe à l’intérieur d’une certaine sphère à un certain moment puisse prévoir tout ce qui se passera au centre de cette sphère pendant le temps nécessaire à la lumière pour aller de la surface de la sphère à son centre. Il doit être bien entendu que je n’affirme pas que ce principe soit vrai : j’affirme seulement que c’est là ce qu’il faut entendre par « déterminisme », si l’on veut pouvoir en démontrer la vérité ou la fausseté. Je ne sais pas si ce principe est vrai, et, à vrai dire, personne ne le sait. On peut le considérer comme un idéal que la science se propose, mais on ne peut le considérer, sauf pour quelque raison préconçue, ni comme certainement vrai, ni comme certainement faux. Quand nous examinerons les arguments avancés pour et contre le déterminisme, nous nous apercevrons peut-être que l’idée qu’on s’en faisait était moins nette que le principe auquel nous avons abouti. Pour la première fois dans l’histoire, le déterminisme est actuellement attaqué par des hommes de science pour des raisons scientifiques. Cette attaque a eu pour origine l’étude de l’atome par les nouvelles méthodes de la mécanique quantique. Elle a été lancée par Sir Arthur Eddington, et, bien que quelques-uns des plus éminents physiciens (dont Einstein) ne soient pas d’accord avec lui, son raisonnement n’est pas sans force, et il nous faut l’examiner, en évitant autant que possible les considérations techniques. D’après la mécanique quantique, on ne peut pas savoir ce qu’un atome fera dans des circonstances données : il dispose d’une série de possibilités bien définies, et il choisit tantôt l’une, tantôt l’autre. Nous savons dans quelle proportion des cas un de ces choix aura lieu, dans quelle proportion un second, un troisième, etc. Mais nous ne connaissons aucune loi qui détermine le choix dans un cas individuel. Nous sommes dans la même situation qu’un employé aux guichets de la gare de Lyon, qui peut découvrir, s’il en a envie, quelle proportion de voyageurs va à Grenoble, quelle proportion à Nîmes, etc., mais qui ne sait rien des raisons qui conduisent à tel choix dans un cas et à tel autre dans un autre. Toutefois, l’analogie n’est pas complète, parce que l’employé des chemins de fer a ses moments de loisir, pendant lesquels il peut découvrir des choses que les gens ne mentionnent pas en prenant leurs billets. Le physicien n’a pas de possibilité de ce genre, parce que, dans ses moments de loisir, il n’a aucune occasion d’observer des atomes ; quand il n’est pas dans son laboratoire, il ne peut observer que le comportement de grandes masses de nombreux milliards d’atomes. Et, au laboratoire, les atomes ne sont guère plus communicatifs que les gens qui prennent leurs billets en hâte juste avant le départ du train. Il n’en sait donc pas plus que n’en saurait l’employé s’il passait tout son temps libre à dormir. Jusqu’ici, il semble que l’argument contre le déterminisme, déduit du comportement des atomes, repose entièrement sur notre ignorance actuelle, et puisse être réfuté demain par la découverte d’une nouvelle loi. C’est vrai jusqu’à un certain point. Notre connaissance détaillée des atomes est très récente, et nous avons toutes les raisons de penser qu’elle augmentera. Nul ne peut nier qu’il soit possible qu’on découvre de nouvelles lois, qui montreront pourquoi un atome choisit telle possibilité dans un cas et telle autre dans un autre. À l’heure actuelle, nous ne connaissons aucune différence significative entre les antécédents des deux choix, mais on en découvrira peut-être une demain. Si nous avions de fortes raisons de croire au déterminisme, cet argument aurait beaucoup de poids. Malheureusement pour les déterministes, la théorie moderne du caprice atomique va plus loin. Nous possédions (ou pensions posséder) une grande masse de preuves, provenant de la physique ordinaire, et tendant à démontrer que les corps se déplacent toujours selon des lois qui déterminent complètement leurs mouvements futurs. Il apparaît maintenant que toutes ces lois peuvent n’être que statistiques. Les atomes choisissent parmi des possibilités, selon certaines proportions, et ils sont si nombreux que le résultat a une apparence de régularité absolue, quand il s’agit de corps assez grands pour être observés par les anciennes méthodes. Supposez que vous soyez un géant qui ne puisse pas voir les hommes individuellement, et qui ne puisse pas en apercevoir moins d’un million à la fois. Vous pourriez tout juste vous rendre compte que Paris contient plus de matière le jour que la nuit, mais vous ne pourriez pas vous rendre compte que, tel jour, M. Dupont était malade et n’a pas pris son train habituel. Vous prendriez donc le mouvement de matière vers Paris le matin, et en sens inverse le soir, pour un phénomène beaucoup plus régulier qu’il ne l’est en réalité. Vous l’attribueriez sans doute à une force spéciale émanant du soleil, hypothèse qui serait confirmée par le fait que le mouvement est ralenti par temps brumeux. Si vous deveniez plus tard capable d’observer des individus, vous découvririez que la régularité est moins grande que vous ne le supposiez. Tel jour, M. Dupont est malade ; tel autre, c’est M. Durand ; la moyenne statistique n’est pas affectée, et l’observation à grande échelle ne décèle aucune différence. Vous découvririez que toute la régularité que vous aviez observée peut s’expliquer par la loi des grands nombres, sans supposer que MM. Dupont et Durand avaient une autre raison que le caprice pour ne pas aller à Paris le matin. Telle est exactement la situation actuelle de la physique à l’égard des atomes. Elle ne connaît aucune loi qui détermine entièrement leur comportement, et les lois statistiques qu’elle a découvertes suffisent à rendre compte de la régularité observée dans les mouvements des corps de grandes dimensions. Comme le raisonnement en faveur du déterminisme reposait sur ces mouvements, il paraît s’être effondré. À cet argument, le déterministe peut essayer de répondre de deux manières différentes. Il peut faire le raisonnement suivant : certains phénomènes semblaient autrefois ne suivre aucune loi ; cependant, on a pu montrer depuis qu’ils obéissaient à certaines règles. Là où ces règles sont encore inconnues, cela s’explique par la grande complexité du sujet. Si, comme de nombreux philosophes l’ont cru, il existait des raisons a priori pour croire au règne des lois naturelles, cet argument serait bon; mais, si ces raisons n’existent pas, il est exposé à une riposte très efficace. La régularité des phénomènes à grande échelle résulte des lois de la probabilité, sans qu’il soit nécessaire de supposer une régularité quelconque du comportement des atomes. En ce qui concerne les atomes pris isolément, la théorie des quanta suppose une loi de probabilité : parmi les choix possibles offerts à un atome, il existe une probabilité connue de l’un, une autre probabilité d’un second, et ainsi de suite. De cette loi de probabilité, on peut déduire que les corps de grandes dimensions se comporteront presque certainement comme le prévoit la mécanique classique. La régularité observée chez les corps de grandes dimensions n’est donc que probable et approchée, et ne permet pas de conclure à une régularité parfaite du comportement de chaque atome. La deuxième réponse que peut faire le déterministe est plus difficile à exposer, et il n’est pas encore possible d’en apprécier la validité. Il peut dire ceci : vous admettez que, si vous observez les choix d’un grand nombre d’atomes identiques dans des circonstances apparemment semblables, vous constatez une certaine régularité dans la fréquence des diverses transitions possibles. Il en est de même pour les naissances : nous ne savons pas si tel nouveau-né sera fille ou garçon, mais nous savons qu’en Grande-Bretagne, il naît environ 21 garçons pour 20 filles. Il existe donc une proportion régulière des sexes dans la population, mais pas nécessairement dans chaque famille. Dans le cas des naissances, tout le monde pense qu’il existe des causes qui déterminent le sexe dans chaque cas ; nous pensons que la loi statistique donnant la proportion de 21 à 20 doit être la conséquence de lois qui s’appliquent à chaque cas particulier. On peut soutenir de même que, s’il existe une régularité statistique pour les grandes masses d’atomes, cela doit être parce qu’il existe des lois qui déterminent ce que va faire chaque atome. S’il n’existait pas de telles lois, peut dire le déterministe, il n’existerait pas non plus de lois statistiques. La question soulevée par cet argument n’a pas de rapport spécial avec les atomes, et, pour la discuter, nous pouvons bannir de notre esprit toute cette histoire compliquée de mécanique quantique. Prenons plutôt le jeu bien connu de pile ou face. Nous sommes certains que la rotation de la pièce est régie par les lois de la mécanique, et qu’à proprement parler, ce n’est pas le « hasard » qui décide si elle tombe pile ou face. Mais le calcul est trop compliqué pour nous, de sorte que nous ne savons pas ce qui arrivera dans un cas donné. On nous dit (bien que je n’en aie jamais vu d’exemple probant) que, si l’on jette une pièce un grand nombre de fois, elle tombera à peu près aussi souvent pile que face. On nous dit en outre que ce n’est pas certain, mais seulement extrêmement probable. On peut jeter une pièce dix fois de suite et la voir tomber pile chaque fois. Cela n’aurait rien de surprenant si cela arrivait une fois sur 1 024 séries de dix. Mais, quand il s’agit de nombres plus grands, la rareté d’une série de « pile » devient beaucoup plus grande. Si vous jetiez une pièce 1000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 fois, vous auriez la chance d’obtenir une série de 100 « pile » successifs. Telle est du moins la théorie, mais la vie est trop courte pour la vérifier expérimentalement. Bien avant l’invention de la mécanique quantique, les lois statistiques jouaient déjà un rôle important en physique. Par exemple, un gaz se compose d’un nombre immense de molécules, qui se déplacent au hasard dans toutes les directions avec des vitesses variables. Quand la vitesse moyenne est grande, le gaz est chaud ; quand elle est petite, le gaz est froid. Quand toutes les molécules sont immobiles, la température du gaz est le zéro absolu. Du fait que les molécules se cognent constamment les unes aux autres, celles qui vont plus vite que la moyenne se trouvent ralenties, et celles qui vont plus lentement se trouvent accélérées. C’est pourquoi, si deux gaz à des températures différentes sont en contact, le plus froid s’échauffe et le plus chaud se refroidit, jusqu’à ce que leurs températures soient égales. Mais tout cela n’est que probable. Il pourrait arriver que, dans une pièce à température uniforme au départ, toutes les particules rapides se déplacent dans un sens, et toutes les particules lentes dans l’autre ; dans ce cas, sans cause extérieure, un côté de la pièce deviendrait chaud et l’autre froid. Il pourrait même arriver que tout l’air se rassemble dans une moitié de la pièce, l’autre moitié restant vide. C’est beaucoup plus improbable qu’une série de 100 « piles », parce que le nombre des molécules est très élevé ; mais ce n’est pas à proprement parler impossible. Ce qui est nouveau en mécanique quantique, ce n’est pas l’apparition de lois statistiques, mais l’idée qu’elles peuvent être fondamentales, au lieu de dériver de lois régissant les cas individuels. C’est là une conception très difficile, plus difficile, à mon avis, que ses partisans ne s’en rendent compte. On a observé que, parmi les différentes choses qu’un atome peut faire, il fait chacune dans une proportion déterminée de cas. Mais, si l’atome isolé est sans loi, pourquoi cette régularité dans le cas des grands nombres ? Il semble qu’il doive exister quelque chose qui fasse dépendre les transitions rares d’un ensemble de circonstances peu courant. Nous pouvons faire une analogie, qui est assez exacte en réalité. Dans une piscine, on trouve des degrés qui permettent à un baigneur de plonger de la hauteur qui lui plaît. Si les degrés s’élèvent haut, seuls les plongeurs exceptionnellement forts choisiront les plus élevés. Si l’on compare les saisons, il y aura une certaine régularité dans les proportions de plongeurs qui choisissent les différents degrés ; et, s’il y avait des milliards de plongeurs, nous pouvons supposer que la régularité serait plus grande. Mais il est difficile de voir pourquoi cette régularité existerait si les plongeurs n’avaient aucun motif de choix. Il semble que certains devraient alors choisir les degrés élevés, pour maintenir la proportion ; mais il ne s’agirait plus de caprice pur et simple. La théorie de la probabilité est dans un état très peu satisfaisant, aussi bien au point de vue logique qu’au point de vue mathématique ; et je ne crois pas qu’il existe aucune alchimie qui lui permette de faire sortir la régularité dans les grands nombres du caprice pur et simple dans chaque cas particulier. Si la pièce choisit vraiment par caprice de tomber pile ou face, avons-nous aucune raison de dire qu’elle choisira l’un aussi souvent que l’autre ? Le caprice ne peut-il pas tout aussi bien conduire toujours au même choix ? Ce n’est là qu’une proposition, car la question est trop obscure pour qu’on puisse rien affirmer catégoriquement. Mais, si cette proposition a la moindre valeur, nous ne pouvons admettre que la régularité des phénomènes observés ait un rapport quelconque avec les grands nombres, et nous devons supposer que les lois statistiques du comportement des atomes dérivent de lois encore inconnues, qui régissent leur comportement individuel. En vue d’arriver à des conclusions agréables au point de vue émotif, à partir de la liberté de l’atome (si on admet cette liberté), Eddington est obligé de faire une supposition qui, comme il l’admet lui-même, n’est actuellement qu’une pure hypothèse. Il voudrait sauvegarder le libre arbitre humain, qui, pour avoir une importance quelconque, doit pouvoir causer des mouvements corporels à grande échelle autres que ceux qui résultent des lois de la mécanique classique. Or ces lois, comme nous l’avons vu, n’ont pas été modifiées par les nouvelles théories atomiques : la seule différence est qu’elles indiquent maintenant de très fortes probabilités au lieu de certitudes. On peut imaginer que ces probabilités soient contrariées par une espèce particulière d’instabilité, grâce à laquelle une force très petite pourrait produire un très grand effet. Eddington imagine que cette sorte d’instabilité existe dans la matière vivante, et plus spécialement dans le cerveau. Un acte de volonté pourrait conduire un atome à faire tel choix plutôt que tel autre, ce qui détruirait un équilibre délicat et produirait ainsi un résultat à grande échelle, tel que le fait de dire une chose au lieu d’une autre. On ne peut nier que ce soit là une possibilité abstraite, mais c’est le maximum de ce qu’on peut concéder. Il est également possible, et à mon avis beaucoup plus probable, qu’on découvrira de nouvelles lois qui supprimeront la prétendue liberté de l’atome. Et, même en admettant la liberté de l’atome, rien ne prouve que les mouvements à grande échelle des corps humains soient exempts de ce processus des moyennes qui rend la mécanique classique applicable aux mouvements des corps de dimensions appréciables. La tentative d’Eddington pour concilier le libre arbitre humain avec la physique, bien qu’elle soit intéressante et qu’on ne puisse pas à proprement parler la réfuter à l’heure actuelle, ne me paraît pas suffisamment plausible pour exiger un changement des théories sur la question qui avaient cours avant l’avènement de la mécanique quantique. La psychologie et la physiologie, dans la mesure où elles touchent la question du libre arbitre, le font apparaître comme peu probable. Les travaux sur les sécrétions internes, les progrès des connaissances sur les fonctions des différentes parties du cerveau, les études de Pavlov sur les réflexes conditionnés, et l’étude psychanalytique des effets des souvenirs et des désirs refoulés, ont contribué à la découverte de lois causales régissant les phénomènes mentaux. Rien de tout cela n’a démontré l’impossibilité du libre arbitre ; mais il est devenu très probable que, si des actes de volonté sans cause peuvent jamais se produire, ils doivent être très rares. L’importance émotive qui s’attache au libre arbitre me paraît reposer sur une certaine confusion de pensée. Les gens s’imaginent que, si la volonté a des causes, ils pourront être forcés de faire des choses qu’ils n’ont aucun désir de faire. Bien entendu, c’est une erreur : le désir est la cause de l’action, même s’il a lui-même des causes. Nous ne pouvons pas faire ce que nous préférons ne pas faire, mais il semble peu fondé de se plaindre de cette restriction. Il est désagréable de voir nos désirs contrariés, mais cela n’a pas plus de chances de se produire s’ils ont des causes que s’ils n’en ont pas. Et le déterminisme ne justifie pas le sentiment d’impuissance. La puissance consiste à pouvoir obtenir les effets voulus, et la découverte des causes de nos intentions ne peut ni l’accroître, ni l’amoindrir. Les gens qui croient au libre arbitre croient toujours en même temps, dans un autre compartiment de leur esprit, que les actes de volonté ont des causes. Ils pensent par exemple que la vertu peut être inculquée par une bonne éducation, et que l’instruction religieuse est très utile à la morale. Ils pensent que les sermons font du bien, et que les exhortations morales peuvent être salutaires. Or il est évident que, si les actes de volonté vertueux n’ont pas de causes, nous ne pouvons absolument rien faire pour les encourager. Dans la mesure où un homme croit qu’il est en son pouvoir, ou au pouvoir de quiconque, d’encourager un comportement souhaitable chez les autres, il croit à la motivation psychologique et non au libre arbitre. En pratique, tous nos rapports mutuels reposent sur l’hypothèse que les actions humaines résultent de circonstances antérieures. La propagande politique, le code pénal, la publication de livres préconisant telle ou telle ligne d’action, perdraient leur raison d’être s’ils n’avaient aucun effet sur ce que les gens font. Les partisans de la doctrine du libre arbitre ne se rendent pas compte de ses conséquences. Nous disons : « Pourquoi l’avez-vous fait ? » et nous nous attendons à voir mentionner en réponse des croyances et des désirs qui ont causé l’action. Si un homme ne sait pas lui-même pourquoi il a agi comme il l’a fait, nous chercherons peut-être une cause dans son inconscient, mais il ne nous viendra jamais à l’idée qu’il puisse n’y avoir aucune cause. On dit que l’introspection nous fait connaître directement le libre arbitre. Dans la mesure où cela exclut l’existence des causes, c’est une erreur complète. Ce que nous savons, c’est que, quand nous avons fait un choix, nous aurions pu choisir autrement si nous l’avions voulu. Mais nous ne pouvons pas savoir, par simple introspection, si notre volonté d’action avait ou non des causes. Quand nous prenons l’avis d’un homme de loi, d’un médecin ou d’un financier, et que nous suivons cet avis, nous savons que l’avis est la cause de notre action. Mais, en général, on ne découvre pas les causes des actes par introspection : on les découvre, comme celles des autres événements, en observant leurs antécédents et en recherchant une loi d’enchaînement. Il faut dire en outre que la notion de « volonté » est très obscure, et qu’elle disparaîtrait probablement de la psychologie, si celle-ci devenait scientifique. La plupart de nos actions ne sont précédées de rien qui ressemble à un acte de volonté ; c’est une forme de maladie mentale que d’être incapable de faire des choses simples sans une décision préalable. Nous pouvons par exemple décider de marcher jusqu’à un certain endroit : ensuite, si nous connaissons le chemin, nous mettons automatiquement un pied devant l’autre jusqu’à ce que nous soyons arrivés. Seule la décision initiale nous paraît impliquer la « volonté ». Quand nous nous décidons après mûre réflexion, nous avons eu à l’esprit deux ou trois possibilités, dont chacune était plus ou moins attirante, et peut-être aussi plus ou moins repoussante ; finalement, l’une d’elles s’est montrée plus attirante que les autres, et a pris le dessus. Quand on essaie de découvrir la volonté par introspection, on trouve une sensation de tension musculaire, et parfois une phrase catégorique : « Je veux faire ceci. » Mais, pour ma part, je ne peux trouver en moi-même aucune sorte particulière de phénomène mental que je puisse appeler « volonté. » Il serait naturellement absurde de nier la distinction entre les actes « volontaires » et « involontaires ». Les battements du cœur sont entièrement involontaires ; la respiration, les bâillements, les éternuements, etc., sont involontaires, mais peuvent (dans certaines limites) être maîtrisés par des actes volontaires ; les mouvements du corps tels que la marche et la parole sont entièrement volontaires. Les muscles mis en jeu dans les actes volontaires sont d’une espèce différente de ceux qui régissent les phénomènes tels que les battements du cœur. Les actes volontaires peuvent être causés par des antécédents « mentaux ». Mais il n’existe aucune raison (ou du moins je n’en vois aucune) pour considérer ces antécédents « mentaux » comme une catégorie de phénomènes à part, tels que les « actes de volonté ». La doctrine du libre arbitre passe pour avoir de l’importance dans le domaine moral, à la fois pour la définition du « péché » et pour la justification du châtiment, surtout du châtiment divin. Cet aspect de la question sera discuté dans un autre chapitre, quand nous traiterons des répercussions de la science sur la morale. Il peut sembler que, dans le présent chapitre, je me sois rendu coupable d’inconséquence en plaidant d’abord contre le déterminisme et ensuite contre le libre arbitre. Mais, en fait, l’un et l’autre sont des doctrines métaphysiques absolues, qui vont au-delà de ce qui peut être vérifié scientifiquement. La recherche des lois causales, comme nous l’avons vu, est l’essence de la science ; par suite, dans un sens purement pratique, l’homme de science doit toujours admettre le déterminisme comme hypothèse de travail. Mais il n’est pas tenu d’affirmer qu’il existe des lois causales, sauf quand il les a effectivement découvertes : ce serait même imprudent de sa part. Mais il serait plus imprudent encore d’affirmer positivement qu’il connaît un domaine où les lois causales n’agissent pas. Cette assertion serait imprudente à la fois théoriquement et pratiquement : théoriquement, parce que nos connaissances ne pourront jamais devenir suffisantes pour justifier une telle assertion ; pratiquement, parce que la croyance à l’inexistence des lois causales dans un certain domaine décourage la recherche, et peut empêcher la découverte de ces lois. Cette double imprudence me paraît être le fait, aussi bien de ceux qui affirment que les modifications des atomes ne sont pas entièrement déterministes, que de ceux qui affirment dogmatiquement l’existence du libre arbitre. En face de ces dogmatismes opposés, la science doit rester purement empirique, et ne rien affirmer ou nier au-delà de ce qui est démontré par des preuves. Les controverses éternelles, telles que celle du déterminisme et du libre arbitre, surgissent du conflit entre deux fortes passions, logiquement inconciliables. Le déterminisme a l’avantage que la puissance nous vient de la découverte des lois causales ; la science, en dépit de son conflit avec les préjugés théologiques, a été acceptée parce qu’elle donnait la puissance. La croyance au cours régulier de la nature donne également un sentiment de sécurité : elle nous permet, dans une certaine mesure, de prévoir l’.avenir et d’éviter les événements désagréables. Quand les maladies et les tempêtes étaient attribuées à de capricieuses forces diaboliques, elles étaient beaucoup plus terrifiantes qu’aujourd’hui. Mais, si les hommes aiment avoir du pouvoir sur la nature, ils n’aiment pas que la nature ait du pouvoir sur eux. S’ils sont obligés de croire que, dès avant l’existence de la race humaine, des lois étaient déjà au travail pour produire, par une sorte de nécessité aveugle, non seulement les hommes et les femmes en général, mais eux-mêmes, avec toutes leurs petites manies, disant et faisant en ce moment même ce qu’ils sont en train de dire et de faire, ils se sentent alors dépouillés de leur personnalité, vains, sans importance, esclaves des circonstances, incapables de s’écarter le moins du monde du rôle qui leur a été assigné par la nature dès l’origine. Certains essaient de s’évader de ce dilemme en supposant l’existence du libre arbitre chez l’homme et du déterminisme partout ailleurs, d’autres par des tentatives ingénieusement sophistiques pour concilier le libre arbitre avec le déterminisme. En fait, nous n’avons aucun motif d’adopter l’une ou l’autre hypothèse, mais nous n’avons non plus aucun motif de supposer que la vérité, quelle qu’elle puisse être, soit de nature à réunir les côtés agréables des deux, ni qu’elle puisse dans aucune mesure être déterminée par rapport à nos désirs. CHAPITRE VII Le mysticisme La guerre entre la science et la théologie a eu un caractère singulier. En tout temps et en tout lieu (sauf en France à la fin du XVIIIe siècle et en Russie soviétique), la majorité des hommes de science ont soutenu l’orthodoxie de leur époque. Dans cette majorité, on trouve quelques-uns des plus grands noms. Newton, quoique arien, était à tous autres égards un adepte de la foi chrétienne. Cuvier était un modèle de correction catholique. Faraday était un sandymanien, mais même lui ne pensait pas que les erreurs de cette secte pouvaient être justifiées par des arguments scientifiques, et ses vues au sujet des relations entre la science et la religion méritaient l’approbation de tous les bons anglicans. C’était la science, et non les hommes de science, qui était en guerre avec la théologie. Même quand les hommes de science voyaient leurs opinions condamnées, ils faisaient de leur mieux pour éviter le conflit. Copernic, comme nous l’avons vu, dédia son livre au pape ; Galilée se rétracta ; Descartes, tout en jugeant prudent de vivre en Hollande, prit grand soin de rester en bons termes avec les gens d’Église, et, grâce à un silence délibéré, évita d’être condamné pour avoir partagé les opinions de Galilée. Au XIXe siècle, la plupart des hommes de science britanniques pensaient encore qu’il n’y avait pas d’antagonisme essentiel entre leur science et ceux des dogmes de la foi chrétienne que les chrétiens libéraux considéraient encore comme essentiels (car on avait trouvé moyen de sacrifier la vérité littérale du Déluge, et même celle d’Adam et d’Ève). La situation, à l’heure actuelle, n’est pas très différente de ce qu’elle a été à toutes les époques depuis la victoire du système de Copernic. Les découvertes scientifiques successives ont amené les chrétiens à abandonner l’une après l’autre les croyances que le Moyen Âge considérait comme faisant partie intégrante de la foi, et ces retraites successives ont permis aux hommes de science de rester chrétiens, à moins que leurs travaux se situent sur cette frontière très disputée que la lutte a atteinte de nos jours. Actuellement, comme à la plupart des époques depuis trois siècles, on proclame que la science et la religion se sont réconciliées : les savants admettent modestement qu’il existe des domaines extérieurs à la science, et les théologiens libéraux concèdent qu’ils ne se permettraient de rien nier qui soit susceptible d’être prouvé scientifiquement. Il existe, il est vrai, quelques trouble-fête : d’une part, certains théologiens coriaces, tant catholiques que protestants ; d’autre part, les plus extrémistes parmi les spécialistes des matières telles que la biochimie et la psychologie animale, qui refusent d’admettre même les exigences relativement modestes des croyants les plus éclairés. Mais, dans l’ensemble, la lutte est languissante par rapport à ce qu’elle a été. Les nouvelles formes de foi que sont le communisme et le fascisme ont hérité de la bigoterie théologique ; et peut- être, au tréfonds de leur inconscient, les évêques et les professeurs se sentent-ils conjointement intéressés au maintien du statu quo. Les relations actuelles entre la science et la religion, telles que l’État souhaite qu’elles apparaissent, ressortent d’un volume très instructif : « Science et Religion ; un recueil », contenant douze causeries diffusées par la B.B.C. en automne 1930. Les adversaires déclarés de la religion n’y figurent pas, car (pour ne pas mentionner d’autres raisons) ils auraient peiné les plus orthodoxes des auditeurs. Il y eut, il est vrai, une excellente introduction du professeur Julian Huxley, qui n’apportait aucun appui à l’orthodoxie même la plus vague ; mais on y trouverait peu de chose qui puisse donner ombrage aux croyants libéraux d’aujourd’hui. Les orateurs qui se permirent d’exprimer des opinions définies et d’avancer des arguments à l’appui prirent des positions diverses, allant de l’aveu pathétique, fait par le professeur Malinowski, d’un désir frustré de croire à Dieu et à l’immortalité, jusqu’à l’affirmation catégorique, faite par le Père O’Hara, que les vérités révélées sont plus certaines que celles de la science, et doivent prévaloir en cas de conflit ; mais, si les détails varient, l’impression générale produite est que le conflit entre la science et la religion est terminé. Le résultat fut conforme à l’attente. Ainsi, le chanoine Streeter, qui fut un des derniers à prendre la parole, déclara : « Un trait remarquable des conférences précédentes est leur tendance générale vers une seule et même direction… Une idée qui est revenue sans cesse est que la science, à elle seule, ne suffit pas. » Cette unanimité est-elle un fait relatif à la science et à la religion, ou aux autorités qui dirigent la B.B.C. ? On peut se le demander ; mais il faut reconnaître qu’en dépit de nombreuses différences, les auteurs de ce recueil sont bien près de s’accorder sur le point mentionné par le chanoine Streeter. C’est ainsi que Sir J. Arthur Thompson dit : « La science en tant que science ne pose jamais la question : » Pourquoi ? » Autrement dit, elle ne s’enquiert jamais du sens, ou de la signification, ou du but de ces multiples formes d’existence et de changement. » Et il poursuit : « Ainsi, la science ne prétend pas être le fondement de la vérité. » « La science », nous dit-il, « ne peut appliquer ses méthodes à ce qui est mystique et spirituel. » Le professeur J. S. Haldane soutient que « c’est seulement en nous-mêmes, dans notre idéal agissant de vérité, de justice, de charité et de beauté, et par suite de fraternité, que nous trouvons la révélation de Dieu. » Le professeur Malinowski dit que « la révélation religieuse est une expérience personnelle qui est, par principe, en dehors du domaine de la science ». Je ne cite pas les théologiens pour l’instant, leur assentiment à de telles opinions ne faisant pas de doute. Avant d’aller plus loin, tâchons de nous rendre bien compte de ce qu’on nous affirme, et de savoir si c’est vrai ou faux. Quand le chanoine Streeter dit que « la science ne suffit pas », il énonce, en un sens, une vérité de La Palisse. La science ne comprend ni l’art, ni l’amitié, ni divers autres éléments précieux de l’existence. Mais, bien entendu, il veut dire plus que cela. Il existe un autre sens, plus important, auquel « la science ne suffit pas », et qui me semble également vrai : la science n’a rien à dire au sujet des valeurs, et ne peut démontrer des propositions telles que : « Il vaut mieux aimer que haïr », ou « La bonté est préférable à la cruauté ». La science peut beaucoup nous apprendre au sujet des moyens de réaliser nos désirs, mais elle ne peut pas nous dire si un désir est préférable à un autre. C’est là une vaste question, sur laquelle nous aurons à revenir dans un autre chapitre. Mais ceux que je viens de citer entendent certainement affirmer autre chose, quelque chose de plus, qui me paraît faux. Dire : « La science ne prétend pas être le fondement de la vérité », c’est dire qu’il existe une autre méthode , non scientifique, pour parvenir à la vérité. « La révélation religieuse… est en dehors du domaine de la science » : voilà qui nous apprend quelque chose au sujet de cette méthode non scientifique. C’est la méthode de la révélation religieuse. Le Doyen Inge{18} est plus explicite : « La preuve de la religion est donc expérimentale » (il vient de parler du témoignage des mystiques). « C’est une connaissance progressive de Dieu sous les trois attributs par lesquels II s’est révélé à l’humanité (parfois appelés valeurs absolues ou éternelles) : la Bonté ou Amour, la Vérité et la Beauté. Si c’est tout, direz-vous, la religion n’a aucune raison d’entrer en conflit avec la science naturelle. L’une traite des faits, l’autre des valeurs. Leur réalité étant admise, les uns et les autres sont situés sur des plans différents. Ce n’est pas tout à fait vrai. Nous avons vu la science braconner sur les terres de la morale, de la poésie, que sais-je ? La religion ne peut s’empêcher de braconner, elle aussi. » Autrement dit, la religion doit faire des assertions au sujet de ce qui est, et non pas seulement de ce qui devrait être. Cette opinion, professée ouvertement par le Doyen Inge, est sous- entendue dans les paroles de Sir J. Arthur Thompson et du professeur Malinowski. Faut-il admettre que la religion dispose d’une source de connaissance extérieure à la science, et qu’on puisse vraiment appeler « révélation » ? C’est là une question difficile à discuter, parce que ceux qui croient que des vérités leur ont été révélées en sont tout aussi certains qu’on peut l’être de l’existence d’un objet tangible. Nous croyons l’homme qui a vu dans le télescope des choses que nous n’avons jamais vues : pourquoi donc, demandent-ils, ne les croirions-nous pas quand ils rapportent des choses qui leur paraissent tout aussi indiscutables ? Il est sans doute inutile de vouloir discuter avec celui qui a lui-même éprouvé l’illumination mystique. Mais on peut se demander si les autres doivent accepter son témoignage. En premier lieu, on ne peut pas soumettre ce témoignage aux épreuves ordinaires. Quand un homme de science nous apprend le résultat d’une expérience, il nous apprend aussi comment cette expérience a été faite : d’autres peuvent la répéter, et, si le résultat n’est pas confirmé, on ne le tient pas pour vrai ; mais bien des gens peuvent se mettre dans la situation où la vision du mystique s’est produite, sans obtenir la même révélation. À cela, on peut répondre qu’il faut utiliser le sens approprié : un télescope est inutile à celui qui garde les yeux fermés. La discussion au sujet du crédit à accorder au témoignage du mystique peut se prolonger quasi indéfiniment. La science doit être neutre, puisqu’il s’agit d’une discussion scientifique, qui doit être menée exactement comme une discussion au sujet d’une expérience douteuse. La science repose sur la perception et la déduction ; son crédit est due au fait que les perceptions sont vérifiables par tout observateur. Le mystique lui-même peut être certain qu’il sait, et qu’il n’a pas besoin d’épreuves scientifiques ; mais ceux à qui on demande d’accepter son témoignage le soumettront au même genre d’épreuves scientifiques que celui des gens qui disent qu’ils sont allés au Pôle Nord. La science, en tant que telle, ne doit pas anticiper sur le résultat, ni dans un sens, ni dans l’autre. Le principal argument en faveur des mystiques est leur accord mutuel. « Je ne connais rien de plus remarquable », dit le Doyen Inge, « que l’unanimité des mystiques, ceux de l’Antiquité, du Moyen Âge et des Temps modernes, les protestants, les catholiques, et même les bouddhistes et les musulmans, bien que les mystiques chrétiens soient les plus dignes de confiance. » Je n’ai pas l’intention de sous-estimer la force de cet argument, que j’ai reconnue depuis longtemps dans un livre intitulé Mysticisme et Logique. Les mystiques varient beaucoup dans leur aptitude à exprimer verbalement leurs expériences, mais on peut admettre, à mon avis, que ceux qui l’ont fait le mieux soutiennent tous : 1° que toute division et toute séparation sont irréelles, et que l’univers est un tout indivisible ; 2° que le mal est illusoire, et que cette illusion provient de ce que l’on considère faussement une partie du tout comme autonome ; 3° que le temps est irréel, et que la réalité est éternelle, non dans le sens de « perpétuelle », mais dans le sens d’ « entièrement hors du temps ». Je ne prétends pas que ce soit là une liste complète de tous les points sur lesquels les mystiques sont tous d’accord, mais les trois propositions que je viens d’énoncer peuvent servir à représenter l’ensemble. Imaginons maintenant que nous sommes des jurés, et que nous avons à décider de la confiance à accorder aux témoins qui émettent ces trois assertions quelque peu surprenantes. Nous nous apercevrons d’abord que, si les témoins sont d’accord jusqu’à un certain point, ils cessent complètement de l’être au-delà, bien qu’ils soient tout aussi affirmatifs que lorsqu’ils sont d’accord. Les catholiques, mais non les protestants, peuvent avoir des visions où la Vierge leur apparaît ; les chrétiens et les musulmans, mais non les bouddhistes, peuvent se voir révéler de grandes vérités par l’archange Gabriel ; les mystiques chinois du Tao nous disent (ce qui découle de leur doctrine essentielle) que tout gouvernement est mauvais, tandis que la plupart des mystiques européens et musulmans, avec la même assurance, prônent la soumission à l’autorité établie. En ce qui concerne les points où ils sont en désaccord, chaque groupe soutiendra que les autres groupes sont indignes de confiance ; si nous voulions nous contenter d’un triomphe de pure forme, nous pourrions faire remarquer que la plupart des mystiques pensent que la plupart des autres mystiques ont tort sur la plupart des points. Mais ils pourraient en faire un demi-triomphe en s’entendant sur l’importance des questions sur lesquelles ils sont d’accord, par rapport à celles sur lesquelles ils divergent. Nous supposerons en tout cas qu’ils ont fait taire leurs querelles, et qu’ils ont concentré leur défense sur les trois points cités : l’unité du monde, la nature illusoire du mal, et l’irréalité du temps. Quelle épreuve pouvons-nous appliquer, en tant qu’observateurs impartiaux, à leur témoignage unanime ? Étant des gens d’humeur scientifique, nous commencerons naturellement par demander s’il existe un moyen pour nous de faire les mêmes constations par nous-mêmes. On nous fera des réponses diverses. On pourra nous dire que nous ne sommes pas dans l’état d’esprit réceptif, et que l’humilité nécessaire nous fait défaut ; ou que le jeûne et la méditation religieuse sont nécessaires ; ou (si notre témoin est indien ou chinois) que la condition préalable est une série d’exercices respiratoires. Je pense que nous constaterons que les preuves expérimentales font pencher la balance en faveur de ce dernier point de vue, bien que le jeûne se montre souvent efficace. En fait, il existe une discipline physique bien définie, le yoga, qui se pratique en vue d’obtenir la certitude du mystique, et qui est recommandée avec beaucoup de confiance par ceux qui l’ont essayée{19}. Les exercices respiratoires en sont le trait principal, et, pour les besoins de la cause, nous pouvons passer sur le reste. Afin de voir comment nous pouvons vérifier l’assertion que le yoga donne la seconde vue, simplifions-la artificiellement. Supposons qu’un certain nombre de gens nous affirment que si, pendant un certain temps, nous respirons d’une certaine façon, nous nous convaincrons que le temps est irréel. Allons plus loin, et supposons qu’après avoir essayé leur recette, nous ayons éprouvé l’état d’esprit qu’ils nous décrivent. Mais maintenant, une fois revenus à notre mode de respiration normal, nous ne sommes plus tout à fait sûrs qu’il faille croire à notre vision. Comment allons-nous étudier cette question ? En premier lieu, que peut-on vouloir dire en affirmant que le temps est irréel ? Si nous pensons vraiment ce que nous disons, nous devons penser qu’une phrase telle que « ceci vient avant cela » n’est qu’un bruit sans aucun sens, comme « tradéridéra ». Si nous nous contentons de moins que cela, par exemple si nous supposons qu’il existe entre les événements une relation qui les met dans le même ordre que la relation entre « plus tôt » et « plus tard », mais qu’il s’agit d’une relation différente, nous n’aurons rien affirmé qui modifie vraiment notre façon de voir. Ce sera comme si nous supposions que l’Iliade n’a pas été écrite par Homère, mais par un autre du même nom. Nous devons supposer qu’il n’y a pas d’« événements » du tout : il doit seulement y avoir l’ensemble de l’univers, comprenant tout ce qui existe sous l’apparence trompeuse d’une succession dans le temps. Il ne doit rien exister de réel qui corresponde à la distinction apparente entre les événements antérieurs et postérieurs. Dire que nous naissons, grandissons et mourons, doit être tout aussi faux que de dire que nous mourons, puis rapetissons, et finalement naissons. Ce qui paraît être une existence individuelle est en réalité l’isolement illusoire d’un élément de l’être intemporel et indivisible qu’est l’univers. Il n’y a pas de distinction entre l’amélioration et la détérioration, aucune différence entre les peines qui s’achèvent en joies et les joies qui s’achèvent en peines. Si l’on trouve un cadavre où un poignard est planté, il revient au même que l’homme soit mort de la blessure ou que le poignard ait été plongé dans son corps après sa mort. Une telle manière de voir, si elle est exacte, met fin, non seulement à la science, mais à toute prudence, à tout espoir, à tout effort ; elle est incompatible avec la sagesse pratique, et aussi (ce qui importe davantage à la religion) avec la moralité. La plupart des mystiques, bien entendu, n’admettent pas intégralement ces conclusions, mais ils prônent des doctrines d’où ces conclusions découlent inévitablement. C’est ainsi que le Doyen Inge rejette toute religion qui fait appel à l’évolution, parce qu’elle insiste trop sur un processus temporel. « Il n’y a pas de loi du progrès, et il n’y a pas de progrès universel », dit-il ; et il ajoute : « La doctrine du progrès automatique et universel, religion laïque de tant de contemporains de la reine Victoria, a l’inconvénient d’être presque la seule théorie philosophique qui puisse être nettement réfutée. » Sur ce point (sur lequel je reviendrai), je me trouve en accord avec le Doyen, envers qui, pour bien des raisons, j’éprouve un très grand respect. Mais il ne tire naturellement pas de ses prémisses toutes les conclusions qui me paraissent en découler. Il importe de ne pas caricaturer la doctrine du mysticisme, qui contient, à mon avis, un fond de vérité. Voyons comment elle cherche à éviter les conséquences extrêmes qui paraissent découler de la négation du temps. La philosophie basée sur le mysticisme a une belle tradition, de Parménide à Hegel. Parménide dit : « Ce qui existe est incréé et indestructible, étant complet, immuable et sans fin ; n’a jamais été, ni ne sera, mais est, tout à la fois, en un tout continu{20}. » Il a introduit en métaphysique une distinction entre la réalité et l’apparence, ou entre la voie de la vérité et la voie de l’opinion, comme il les appelle. Il est manifeste que quiconque nie la réalité du temps doit introduire une telle distinction, puisque, de toute évidence, le monde paraît exister dans le temps. Il est également manifeste que, si l’expérience quotidienne ne doit pas être entièrement illusoire, il doit exister une relation entre l’apparence et la réalité qu’elle cache. Mais c’est ici que les plus grandes difficultés se présentent : si le lien entre l’apparence et la réalité est trop étroit, tous les aspects désagréables de l’apparence auront leurs contreparties dans la réalité, tandis que si le lien est trop lâche, nous serons incapables de déduire la nature de la réalité de celle de l’apparence, et il ne nous restera qu’un vague « inconnaissable », comme chez Herbert Spencer. Une difficulté connexe, pour les chrétiens, consiste à éviter le panthéisme : si le monde n’est qu’une apparence, Dieu n’a rien créé, et la réalité qui correspond au monde fait partie de Dieu ; mais, si le monde est à aucun degré réel et distinct de Dieu, nous abandonnons l’intégrité de tout, qui est une doctrine essentielle du mysticisme, et nous sommes forcés d’admettre que, dans la mesure où le monde est réel, le mal qu’il contient est également réel. De telles difficultés rendent très difficile à un adepte de l’orthodoxie chrétienne d’être entièrement mystique. Comme le dit l’évêque de Birmingham : « Toutes les formes du panthéisme, à ce qu’il me semble, doivent être rejetées, parce que, si l’homme fait vraiment partie de Dieu, le mal contenu dans l’homme fait aussi partie de Dieu. » Dans tout ce qui précède, j’ai supposé que nous étions des jurés écoutant le témoignage des mystiques, et essayant de décider s’il fallait l’admettre ou le rejeter. Si, quand ils nient la réalité du monde sensible, nous pensions qu’ils donnent au mot « réalité » le même sens que les tribunaux, nous n’hésiterions pas à rejeter leurs dires, puisque nous constaterions qu’ils vont à l’encontre de tous les autres témoignages, et même du leur propre dans leurs moments terre à terre. Nous devons donc chercher un autre sens. Je pense que, quand les mystiques opposent la « réalité » à l’ « apparence », le mot « réalité » a un sens émotif et non pas logique : il signifie ce qui est, dans un certain sens, important. Quand ils disent que le temps est « irréel », ils veulent dire que, dans un certain sens et dans certaines circonstances, il importe de concevoir l’univers comme un tout, comme le Créateur, s’il existe, doit l’avoir conçu en décidant de le créer. Vu de cette façon, tout processus fait partie d’un même ensemble ; le passé, le présent et l’avenir coexistent en quelque sorte, et le présent n’a pas cette réalité souveraine qu’il possède dans notre manière habituelle de percevoir le monde. Si l’on admet cette interprétation, le mysticisme exprime une émotion, non un fait ; il n’affirme rien, et la science ne peut donc ni le confirmer ni l’infirmer. Si les mystiques font des assertions, c’est parce qu’ils sont incapables de séparer l’importance émotive de la validité scientifique. Il ne faut naturellement pas s’attendre à ce qu’ils admettent ce point de vue ; mais c’est le seul, me semble-t-il, qui, tout en admettant une partie de leurs prétentions, ne soit pas inadmissible pour l’intelligence scientifique. La certitude et l’unanimité partielle des mystiques ne sont pas des raisons concluantes pour accepter leur témoignage sur des questions de fait. L’homme de science, quand il veut que d’autres voient ce qu’il a vu, dispose son télescope ou son microscope : autrement dit, il apporte des changements au monde extérieur, mais n’exige de l’observateur qu’une vue normale. Le mystique, au contraire, exige des changements dans l’observateur, par le jeûne, par des exercices respiratoires, et par l’abstention soigneuse de toute observation extérieure. (Certains s’opposent à une telle discipline, et pensent que l’illumination mystique ne peut pas s’obtenir artificiellement ; du point de vue scientifique, cela rend leur cas plus difficile à mettre à l’épreuve que celui des adeptes du yoga. Mais presque tous s’accordent pour penser que le jeûne et une vie ascétique sont utiles.) Nous savons tous que l’opium, le haschisch et l’alcool produisent certains effets sur l’observateur, mais, comme ces effets ne nous paraissent pas dignes d’admiration, nous n’en tenons aucun compte dans notre théorie de l’univers. Ils peuvent même révéler des fragments de vérité, mais nous ne les considérons pas comme des sources de sagesse générale. L’ivrogne qui voit des serpents ne s’imagine pas ensuite qu’il a eu la révélation d’une vérité cachée aux autres, bien que ce soit sans doute une croyance de ce genre qui ait donné naissance au culte de Bacchus. De notre temps, comme William James l’a rapporté{21}, on a vu des gens persuadés que l’intoxication par le gaz hilarant révélait des vérités qui sont cachées en temps normal. D’un point de vue scientifique, on ne peut faire aucune distinction entre l’homme qui mange peu et voit le ciel et l’homme qui boit beaucoup et voit des serpents. Tous deux sont dans un état physique anormal, et ont donc des perceptions anormales. Les perceptions normales, qui doivent servir à la lutte pour l’existence, doivent avoir un lien avec la réalité ; mais il n’en est pas de même des perceptions anormales, et leur témoignage ne peut donc l’emporter sur celui des perceptions normales. L’émotion mystique, si elle est dégagée de toute croyance sans fondement, et si elle n’est pas assez forte pour nous écarter complètement de la vie courante, peut nous fournir un apport de très grande valeur ; du même genre, mais sous une forme plus haute, que l’apport de la contemplation. La largeur, le calme et la profondeur d’esprit peuvent tous prendre leur source dans cette émotion, au sein de laquelle, pour un temps, tout désir personnel est mort, et où l’âme devient le miroir de l’immensité de l’univers. Ceux qui ont éprouvé ce sentiment, et qui croient qu’il est inévitablement lié à des assertions sur la nature de l’univers, se cramponnent naturellement à ces assertions. Pour ma part, je pense qu’elles sont secondaires, et qu’il n’existe aucune raison de les tenir pour vraies. Je ne peux admettre aucune autre méthode que celle de la science pour parvenir à la vérité ; mais, dans le domaine des émotions, je ne nie pas la valeur des expériences qui ont donné naissance à la religion. Par suite de leur association à de fausses croyances, elles ont fait autant de mal que de bien ; libérées de cette association, on peut espérer que le bien seul restera. CHAPITRE VIII Le dessein cosmique Les hommes de science contemporains, s’ils ne sont pas hostiles ou indifférents à la religion, se cramponnent à une croyance qui, pensent-ils, peut survivre au milieu des débris des dogmes antérieurs, à savoir la croyance au Dessein Cosmique. Les théologiens libéraux en font aussi leur article de foi principal. Cette doctrine a plusieurs formes, mais toutes contiennent l’idée que l’Évolution est dirigée vers quelque chose de moralement précieux, qui justifie en quelque sorte tout ce long processus. Sir J. Arthur Thompson, comme nous l’avons vu, soutient que la science est incomplète parce qu’elle ne peut pas répondre à la question : « Pourquoi ? » La religion, à son avis, peut y répondre. Pourquoi les étoiles se sont-elles formées ? Pourquoi le soleil a-t-il donné naissance aux planètes ? Pourquoi la terre s’est-elle refroidie, et a-t-elle finalement donné naissance à la vie ? Parce qu’en fin de compte, quelque chose d’admirable allait en résulter. Quoi ? je n’en suis pas tout à fait sûr, mais je pense qu’il s’agit des théologiens scientifiques et des savants à tendances religieuses. Cette doctrine a trois formes : la forme théiste, la forme panthéiste, et celle qu’on peut appeler « émergente ». La première, qui est la plus simple et la plus orthodoxe, soutient que Dieu a créé le monde et décrété les lois de la nature parce qu’il prévoyait qu’à la longue, un bien allait en résulter. D’après cette doctrine, le dessein existe consciemment dans l’esprit du Créateur, qui reste extérieur à Sa création. Dans la forme panthéiste, Dieu n’est pas extérieur à l’univers, mais n’est autre chose que l’univers pris dans son ensemble. Il ne peut donc pas exister d’acte de création, mais il existe dans l’univers une force qui le fait évoluer selon un plan, dont on peut dire que cette force créatrice l’avait à l’esprit dès l’origine. Dans la forme « émergente », le dessein est plus aveugle. À un stade déterminé, rien dans l’univers ne prévoit un stade futur, mais une sorte d’impulsion aveugle conduit aux changements qui donnent naissance à des formes plus développées, de sorte que, dans un sens assez obscur, le commencement implique la fin. Ces trois formes sont représentées dans le recueil de causeries de la B.B.C. déjà mentionné. Le docteur Barnes, évêque de Birmingham, soutient la forme théiste, le professeur J. S. Haldane la forme panthéiste, et le professeur Alexander la forme émergente, bien que Bergson et le professeur Lloyd Morgan soient peut-être des partisans plus typiques de cette dernière. Ces doctrines paraîtront peut-être plus claires si elles sont exposées dans les termes mêmes de leurs adeptes. L’évêque de Birmingham soutient qu’ « il existe dans l’univers une rationalité analogue à l’esprit rationnel de l’homme », et que « cela nous amène à nous demander si le processus cosmique n’est pas dirigé par un esprit ». Le doute ne dure pas longtemps. Nous apprenons immédiatement qu’ « il y a évidemment eu, dans ce vaste panorama, un progrès dont l’aboutissement a été la création de l’homme civilisé. Ce progrès est-il le résultat de forces aveugles ? Il me paraît insensé de répondre « oui » à cette question… En fait, la conclusion naturelle à tirer des connaissances modernes, acquises par la méthode scientifique, est que l’Univers est soumis à l’empire d’une pensée, d’une pensée dirigée par une volonté vers des fins déterminées. La création de l’homme n’a donc pas été une conséquence tout à fait incompréhensible et entièrement improbable des propriétés des électrons et des protons, ou, si vous préférez, des discontinuités de l’espace-temps, mais bien le résultat d’un Dessein Cosmique. Et le but vers lequel tendait ce Dessein, ce devait être les qualités et les facultés distinctives de l’homme. En fait, les capacités morales et spirituelles de l’homme, à leur plus haut degré, indiquent la nature du Dessein Cosmique qui est à l’origine de son existence ». L’évêque rejette le panthéisme, comme nous l’avons vu, parce que, si le monde est Dieu, le mal du monde est en Dieu ; et aussi parce que « nous devons croire que Dieu n’est pas en formation, contrairement à l’Univers ». Il admet franchement l’existence du mal dans le monde, et ajoute : « L’existence de tout ce mal nous rend perplexes, et cette perplexité est le principal argument contre le théisme chrétien. » Avec une honnêteté digne d’admiration, il n’essaie pas de démontrer que notre perplexité est irrationnelle. L’exposé du docteur Barnes soulève deux sortes de questions : celles qui concernent le Dessein Cosmique en général, et celles qui concernent plus spécialement sa forme théiste. Je reviendrai sur les premières, mais il faut dire ici quelques mots des secondes. La notion de dessein s’applique tout naturellement à un constructeur humain. L’homme qui veut une maison ne peut pas (sauf dans les Mille et Une nuits) la voir s’élever devant lui du seul fait qu’il la désire : il faut du temps et du travail pour que son désir soit satisfait. Mais la Toute-Puissance ne connaît pas ces restrictions. Si Dieu a vraiment bonne opinion de la race humaine (hypothèse bien peu vraisemblable, à mon avis), pourquoi ne commencerait-il pas par créer l’homme, comme dans la Genèse ? Quel était l’intérêt des ichtyosaures, dinosaures, diplodocus, mastodontes, etc. ? Le docteur Barnes avoue lui-même quelque part que la raison d’être du ver solitaire est un mystère. Quel rôle utile jouent la rage et l’hydrophobie ? Ce n’est pas répondre que de dire que les lois de la nature produisent inévitablement le mal comme le bien, puisque c’est Dieu qui a décrété les lois de la nature. Le mal dû au péché peut s’expliquer comme le résultat de notre libre arbitre, mais le problème du mal dans le monde pré-humain subsiste. J’ai peine à croire que le docteur Barnes admette la solution proposée par William Gillespie, à savoir que les corps des bêtes de proie étaient habités par des démons, dont les premiers péchés étaient antérieurs à la création inanimée ; pourtant, il est difficile d’imaginer une autre réponse logiquement satisfaisante. La difficulté est ancienne, mais n’en est pas moins réelle. Si le mal existant dans l’univers n’est pas entièrement dû au péché, le Créateur tout-puissant de cet univers devrait Lui-même être mauvais, en partie tout au moins{22}. Les formes panthéiste et émergente de la doctrine du Dessein Cosmique sont moins exposées à cette objection. L’évolution panthéiste présente des variantes, selon la variété de panthéisme dont il s’agit ; celle du professeur J. S. Haldane, que nous allons envisager, est liée à Hegel, et, comme tout ce qui est hégélien, n’est pas très facile à comprendre. Mais ce point de vue exerce une influence considérable depuis cent ans et plus, de sorte qu’il est nécessaire de l’examiner. En outre, le professeur Haldane s’est distingué par ses travaux dans divers domaines spécialisés, et il a illustré sa philosophie générale par des recherches détaillées, en physiologie surtout, qui lui paraissent démontrer que la science des corps vivants a besoin d’autres lois que celles de la physique et de la chimie. Ces faits donnent du poids à ses conceptions générales. D’après cette philosophie, il n’existe pas, à proprement parler, de matière « inerte », ni de matière vivante sans un élément de conscience ; et, pour aller plus loin, il n’existe pas de conscience qui ne soit plus ou moins divine. La distinction entre apparence et réalité, que nous avons envisagée brièvement dans le chapitre précédent, est implicite dans les idées du professeur Haldane, bien qu’il n’en fasse pas mention ; mais ici, comme chez Hegel, elle est devenue une affaire de degré et non plus d’espèce. La matière vivante est un peu plus réelle que la matière inerte, la conscience humaine l’est un peu plus, mais la seule réalité complète est Dieu, c’est-à- dire l’Univers conçu comme divin. Hegel prétend donner des preuves logiques de ces propositions, mais nous les laisserons de côté, car elles exigeraient un volume entier. Nous illustrerons cependant les vues du professeur Haldane par quelques citations de sa causerie à la B.B.C. « Si nous tentons », dit-il, « de faire de l’interprétation mécaniste le seul fondement de notre philosophie de la vie, nous devons abandonner complètement nos croyances religieuses traditionnelles, et bien d’autres croyances ordinaires. » Mais heureusement, pense-t-il, il n’est pas nécessaire de tout expliquer d’une façon mécaniste, c’est-à-dire par la physique et la chimie ; ce n’est d’ailleurs même pas possible, puisque la biologie a besoin de la notion d’organisme. « Au point de vue physique, la vie n’est rien de moins qu’un miracle permanent. » « La transmission héréditaire… implique elle-même le trait distinctif de la vie, en tant qu’unité coordonnée tendant toujours à se maintenir et à se reproduire. » « Si nous supposons que la vie n’est pas inhérente à la Nature, et qu’il doit avoir existé une époque antérieure à toute vie, il s’agit là d’une supposition injustifiée, qui rendrait complètement inintelligible l’apparition de la vie. » « La biologie ferme la porte d’une façon décisive à une interprétation dernière mécaniste ou mathématique de notre expérience vécue : voilà qui est très significatif en ce qui concerne nos idées en matière de religion. » « Les relations entre le comportement conscient et la vie sont analogues aux relations entre la vie et le mécanisme. » « Pour l’interprétation psychologique, le présent n’est pas un simple instant fugitif : il contient à la fois le passé et l’avenir. » De même que la biologie exige la notion d’organisme, la psychologie, d’après lui, exige celle de personnalité ; c’est une erreur de penser qu’une personne est constituée par une âme plus un corps, ou de supposer que nous ne connaissons que des sensations et non le monde extérieur, car, en réalité, le milieu environnant n’est pas extérieur à nous. « L’espace et la temps n’isolent pas la personnalité : ils expriment un ordre à l’intérieur de la personnalité, de sorte que les immensités de l’espace et du temps y sont contenues, comme Kant l’avait vu. » « Les personnalités ne s’excluent pas l’une l’autre. C’est un fait fondamental, d’après notre expérience, qu’un idéal agissant de vérité, de justice, de charité et de beauté est toujours présent à nos yeux, et constitue notre intérêt, mais non pas notre simple intérêt personnel. En outre, cet idéal est unique, bien qu’il ait des aspects différents. » À partir de là, nous sommes prêts à faire le pas suivant, des personnalités individuelles à Dieu. « La personnalité n’est pas simplement individuelle. C’est dans ce fait que nous reconnaissons la présence de Dieu : Dieu est présent non seulement comme un être extérieur à nous, mais en nous et autour de nous, comme la Personnalité des personnalités. » « C’est seulement en nous-mêmes, dans nos idéals agissants de vérité, de justice, de charité et de beauté, et dans la fraternité qui en résulte, que nous trouvons la révélation de Dieu. » La liberté et l’immortalité, apprenons-nous, appartiennent à Dieu, non aux individus humains, qui, de toute façon, ne sont pas tout à fait « réels ». « Si la race humaine entière devait être anéantie, Dieu resterait la seule réalité, comme II l’est de toute éternité, et, dans Son existence, ce qui est réel en nous continuerait à vivre. » Une dernière réflexion consolante : de la réalité unique de Dieu, il s’ensuit que les pauvres ne devraient pas être mécontents de leur pauvreté. Il est absurde de chercher à saisir « des ombres irréelles de l’instant fugitif, telles que le luxe… Le niveau de vie réel des pauvres peut être bien plus satisfaisant que celui des riches ». Pour ceux qui meurent de faim, semble-t-il, ce sera un réconfort de se rappeler que « la seule réalité ultime est la réalité spirituelle ou personnelle que nous désignons par l’existence de Dieu ». Cette théorie soulève bien des questions. Commençons par la plus nette : en quel sens la biologie peut-elle ne pas se ramener à la physique et à la chimie, ou la psychologie à la biologie ? En ce qui concerne les liens de la biologie avec la physique et la chimie, l’opinion du professeur Haldane n’est pas celle de la plupart des spécialistes. On trouvera un énoncé admirable, bien que peu récent, de l’opinion opposée dans La conception mécaniste de la vie, par Jacques Loeb (publiée en 1912), dont certains des chapitres les plus intéressants donnent les résultats d’expériences sur la reproduction, qui est considérée par le professeur Haldane comme inexplicable d’après les principes mécaniques. Le point de vue mécaniste est suffisamment admis pour être exposé dans la dernière édition de l’Encyclopaedia Britannica, où M. E. S. Goodrich, à la rubrique « Évolution », écrit : « Un organisme vivant, du point de vue de l’observateur scientifique, est donc un mécanisme physico-chimique complexe, auto-régulateur et auto- réparateur. De ce point de vue, ce que nous appelons « la vie » est la somme de ses processus physico-chimiques, formant une série interdépendante continue, sans interruption et sans intervention d’aucune force extérieure mystérieuse. » On chercherait en vain dans tout cet article la moindre suggestion de l’existence, dans la matière vivante, de processus qui ne puissent pas se ramener à la physique et à la chimie. L’auteur souligne qu’il n’y a pas de frontière nette entre la matière vivante et la matière inerte : « On ne peut pas fixer de frontière absolue entre le vivant et le non-vivant. Il n’existe pas de substance chimique vivante spéciale, pas d’élément vital spécial différent de la matière inerte, et on ne peut déceler l’action d’aucune force vitale spéciale. Chaque stade du processus est déterminé par le stade précédent, et détermine le stade suivant. » Quant à l’origine de la vie, « il faut supposer qu’à une époque lointaine, quand les conditions sont devenues favorables, des composés assez complexes, de diverses sortes, se sont formés. Un grand nombre de ces composés devaient être tout à fait instables, et se décomposer aussitôt formés ; d’autres pouvaient être stables et persister simplement. Mais d’autres encore pouvaient tendre à se reformer, à se regrouper aussitôt décomposés. Une fois lancé sur cette voie, un composé ou mélange en croissance tendrait inévitablement à se perpétuer, et pourrait se combiner à d’autres composés moins complexes, ou s’en nourrir. » C’est ce point de vue, et non celui du professeur Haldane, qui peut être considéré comme le plus répandu actuellement parmi les biologistes. Ils sont d’accord pour penser qu’il n’y a pas de frontière nette entre la matière vivante et la matière inerte ; mais, alors que le professeur Haldane pense que la matière que nous appelons « inerte » est en réalité vivante, la majorité des biologistes pense que la vie est en réalité un mécanisme physico-chimique. Le problème de la relation entre physiologie et psychologie est plus difficile. Il y a deux questions distinctes : 1° peut-on admettre que notre comportement corporel est dû uniquement à des causes physiques ? 2° quelle relation existe entre les phénomènes mentaux et les actions simultanées du corps ? Le comportement corporel est seul observable de l’extérieur : nos pensées peuvent être déduites par les autres, mais ne peuvent être perçues que par nous-mêmes. C’est du moins ce que dit le bon sens. En toute rigueur théorique, nous ne pouvons pas observer les actions des corps, mais seulement certains effets qu’elles ont sur nous ; ce que les autres observent en même temps peut être semblable, mais diffère toujours plus ou moins de ce que nous observons. Pour cette raison et pour d’autres, le fossé entre la physique et la psychologie est moins large qu’on ne le pensait auparavant. On peut considérer que la physique prévoit ce que nous verrons dans certaines circonstances : en ce sens, elle est une branche de la psychologie, puisque notre vision est un phénomène « mental ». Ce point de vue a pris de l’importance en physique moderne, à cause du désir de ne rien affirmer qui ne soit matériellement vérifiable, et parce qu’une vérification est toujours une observation faite par un être humain, donc un phénomène qui relève de la psychologie. Mais tout cela appartient plutôt à la philosophie de ces deux sciences qu’à leur pratique ; leurs techniques restent distinctes, en dépit du rapprochement de leurs sujets. Revenons aux deux questions posées au début du paragraphe ci-dessus : comme nous l’avons vu dans un précédent chapitre, si nos actions corporelles ont toutes des causes physiques, notre esprit perd toute importance comme cause. C’est uniquement par des actes corporels que nous pouvons communiquer avec autrui, ou agir sur le monde extérieur : nos pensées n’ont d’importance que si elles influent sur ce que fait notre corps. Mais, étant donné que la distinction entre le mental et le physique n’est qu’une affaire de commodité, nos actes corporels peuvent avoir des causes qui sont entièrement du domaine de la physique, et cependant des phénomènes mentaux peuvent figurer parmi ces causes. La question pratique ne peut pas être formulée en fonction de l’esprit et du corps. On peut peut-être l’énoncer ainsi : nos actes corporels sont-ils déterminés par des lois physico-chimiques ? S’ils le sont, existe-t-il néanmoins une science psychologique indépendante, qui étudie directement les phénomènes mentaux, sans intervention de la notion artificielle de « matière » ? On ne peut répondre avec certitude à aucune de ces deux questions, bien qu’il existe des arguments en faveur d’une réponse affirmative à la première. Les preuves ne sont pas directes : nous ne pouvons pas calculer les mouvements d’un homme comme ceux de la planète Jupiter. Mais on ne peut pas fixer de frontière nette entre les corps humains et les formes inférieures de la vie ; il n’existe nulle part un fossé qui puisse nous inciter à dire : ici la physique et la chimie cessent de suffire. Et, comme nous l’avons vu, il n’existe pas non plus de frontière nette entre la matière vivante et la matière inerte. Il paraît donc probable que la physique et la chimie règnent partout. En ce qui concerne la possibilité d’une science psychologique indépendante, on ne peut même pas aller aussi loin à l’heure actuelle. La psychanalyse a tenté, dans une certaine mesure, de créer une telle science, mais on peut encore mettre en doute le succès de cette tentative dans la mesure où elle évite l’enchaînement des causes physiologiques. Pour ma part, je pencherais (non sans hésitation) pour l’apparition d’une science qui embrassera finalement la physique et la psychologie, tout en étant distincte de l’une et de l’autre telles qu’elles existent actuellement. La technique de la physique est née sous l’influence d’un croyance (aujourd’hui disparue) à la réalité métaphysique de la « matière » ; la nouvelle mécanique quantique possède une technique différente, qui se passe des fausses métaphysiques. La technique de la psychologie est née sous l’influence partielle d’une croyance à la réalité métaphysique de l’esprit ». Quand la physique et la psychologie se seront définitivement libérées de ces erreurs anachroniques, elles se fondront sans doute en une science unique, qui n’étudiera ni l’esprit ni la matière, mais des phénomènes, qui ne seront pas étiquetés « physiques » ni « mentaux ». Entre temps, la question du statut scientifique de la psychologie reste posée. Toutefois, les opinions du professeur Haldane sur la psychologie posent une question plus limitée, à laquelle on peut répondre beaucoup plus nettement. Il soutient que la notion caractéristique de la psychologie est celle de « personnalité ». Il ne définit pas ce terme, mais nous pouvons admettre qu’il entend par là un principe unificateur qui lie tous les éléments d’un même esprit, en les faisant réagir les uns sur les autres. Cette idée est vague ; elle remplace l’« âme », dans la mesure où la notion d’âme passe encore pour défendable. Elle diffère de l’âme en ce qu’elle n’est pas une simple entité, mais une sorte de qualité d’unicité. Ceux qui croient à l’existence de la personnalité pensent que tout ce que contient l’esprit de Jean Durand a une qualité jeandurandesque, qui fait que rien de tout à fait pareil ne peut exister dans l’esprit de quelqu’un d’autre. Si l’on essaie de rendre compte scientifiquement de l’esprit de Jean Durand, on ne doit pas se contenter de règles générales, telles que celles qui s’appliquent indifféremment à tous les morceaux de matière : on doit se souvenir que les événements en question concernent cet individu-là, et sont ce qu’ils sont en raison de l’ensemble de son passé et de son caractère. Cette hypothèse a quelque chose d’attrayant, mais je ne vois aucune raison de la considérer comme vraie. Il est évident, bien entendu, que deux hommes placés dans la même situation peuvent réagir différemment, en raison de différences entre leurs passés, mais il en est de même de deux morceaux de fer dont l’un a été aimanté et l’autre non. On suppose que les souvenirs se gravent dans le cerveau, et influent sur le comportement en modifiant sa structure physique. Des considérations analogues s’appliquent au caractère. Si un homme est colérique et un autre flegmatique, la différence peut généralement être attribuée aux glandes, et pourrait, dans la plupart des cas, être effacée par l’emploi de médicaments appropriés. Il n’existe aucune raison scientifique de croire que la personnalité est mystérieuse et irréductible : cette croyance est généralement reçue parce qu’elle flatte notre amour-propre. Prenons encore ces deux affirmations : « Pour l’interprétation psychologique, le présent n’est pas un simple instant fugitif : il contient à la fois le passé et l’avenir » ; « L’espace et le temps n’isolent pas la personnalité : ils expriment un ordre à l’intérieur de la personnalité. » En ce qui concerne le passé et l’avenir, je suppose que le professeur Haldane pensait à des faits tels que notre état d’esprit quand nous venons de voir un éclair et que nous attendons le coup de tonnerre. On peut dire que l’éclair, qui est passé, et le tonnerre, qui est futur, participent l’un et l’autre à notre état d’esprit présent. Mais c’est se laisser égarer par une métaphore. Le souvenir de l’éclair n’est pas l’éclair, et le pressentiment du tonnerre n’est pas le tonnerre. Je ne pense pas seulement que le souvenir et le pressentiment n’ont pas d’effets physiques ; je pense à la qualité effective de l’expérience subjective : voir est une chose, se souvenir en est une autre ; entendre est une chose, pressentir en est une autre. Les relations du présent avec le passé et l’avenir, en psychologie comme ailleurs, sont des relations de cause à effet, et non d’interpénétration. (Je ne veux pas dire, bien entendu, que le pressentiment est la cause du tonnerre, mais que des expériences passées d’éclairs suivis de tonnerre, conjointement avec l’éclair présent, produisent le pressentiment du tonnerre). La mémoire ne prolonge pas l’existence du passé : elle est seulement l’une des manières dont le passé a des effets. En ce qui concerne l’espace, la question est analogue, mais plus compliquée. Il existe deux sortes d’espace : celui qui contient l’expérience personnelle de chacun, et celui de la physique, qui contient les corps des autres gens, les chaises et les tables, le soleil, la lune et les étoiles, non seulement tels qu’ils se reflètent dans nos sensations personnelles, mais tels que nous les supposons exister en eux-mêmes. Cette deuxième sorte d’espace est hypothétique, et son existence peut être niée, en toute logique, par quiconque est prêt à admettre que le monde ne contient que ses propres expériences. Le professeur Haldane ne va pas jusque-là, et doit donc admettre l’existence d’un espace contenant autre chose que ses expériences personnelles. En ce qui concerne l’espace subjectif, il y a l’espace visuel, qui contient toutes nos expériences visuelles ; il y a l’espace du toucher ; il y a, comme l’a fait remarquer William James, le « volume » d’un mal d’estomac ; et ainsi de suite. Si l’on me considère comme un objet dans un monde d’objets, toutes les formes d’espace subjectif existent à l’intérieur de moi. Le ciel étoilé que je vois n’est pas le ciel étoilé lointain des astronomes, mais l’effet des étoiles sur moi ; ce que je vois est en moi, et non à l’extérieur de moi. Les étoiles de l’astronomie sont dans l’espace physique, qui est extérieur à moi, mais dont je ne connais l’existence que par déduction, et non par l’analyse de mes propres sensations. L’affirmation du professeur Haldane, selon laquelle l’espace exprime un ordre à l’intérieur de la personnalité, est vraie quand il s’agit de mon espace personnel, mais non de l’espace physique ; son affirmation selon laquelle l’espace n’isole pas la personnalité ne serait correcte que si l’espace physique aussi était à l’intérieur de moi. Dès que cette confusion est dissipée, sa position cesse d’être défendable. Le professeur Haldane, comme tous les disciples de Hegel, tient à montrer que tout se tient. Il vient de montrer (si l’on pouvait admettre son raisonnement) que le passé et l’avenir de chaque personne coexistent avec son présent, et que l’espace dans lequel nous vivons est en même temps à l’intérieur de nous. Mais il va plus loin pour prouver que « les personnalités ne s’excluent pas l’une l’autre ». Il semblerait que la personnalité de chaque individu soit constituée par ses idéals, et que nos idéals soient tous plus ou moins les mêmes. Je cite à nouveau ses paroles : « Un idéal agissant de vérité, de justice, de charité et de bonté est toujours présent à nos yeux… En outre, cet idéal est unique, bien qu’il ait des aspects différents. C’est de ces idéals communs, et de la fraternité qui en résulte, que nous vient la révélation de Dieu. » Les affirmations de ce genre, je dois l’avouer, me laissent pantois, et je me demande par où commencer. Je ne mets pas en doute la parole du professeur Haldane quand il dit qu’ « un idéal agissant de vérité, de justice, de charité et de beauté » est toujours présent à ses yeux : je suis sûr qu’il en est ainsi, puisqu’il l’affirme. Mais, s’il s’agit d’attribuer un degré de vertu aussi extraordinaire à l’ensemble de l’humanité, il me semble que mon opinion vaut la sienne. Je constate, pour ma part, que le mensonge, l’injustice, la méchanceté et la laideur sont non seulement mis en pratique, mais même pris comme idéal. Croit-il vraiment qu’Hitler et Einstein ont « un même idéal, bien qu’il ait des aspects différents » ? Il me semble que l’un et l’autre pourraient l’attaquer en diffamation. Bien entendu, on peut dire que l’un des deux est un scélérat, et ne se conforme pas à l’idéal auquel il croit en réalité. Mais cette solution me paraît trop commode. Les idéals d’Hitler proviennent surtout de Nietzsche, chez qui tout démontrait une sincérité complète. Jusqu’à ce que la question ait été tranchée (par des armes autres que celles de la dialectique hégélienne), je ne vois pas comment nous pourrons savoir si le Dieu qui incarne l’idéal est Jehovah ou Wotan. Quant à l’idée que la béatitude éternelle de Dieu doit être un réconfort pour les pauvres, elle a toujours été soutenue par les riches, mais les pauvres commencent à s’en lasser. Il n’est peut-être plus très prudent de paraître lier l’idée de Dieu à la défense de l’injustice économique. La doctrine panthéiste du Dessein Cosmique souffre, tout comme la doctrine théiste, bien que d’une façon assez différente, de la difficulté d’expliquer la nécessité d’une évolution dans le temps. Si le temps, en définitive, est irréel (comme le croient pratiquement tous les panthéistes), pourquoi toutes les meilleures choses de l’histoire du monde arriveraient- elles en dernier plutôt qu’en premier ? L’ordre inverse n’aurait-il pas convenu tout aussi bien ? Si l’idée que les événements ont des dates est une illusion dont Dieu est exempt, pourquoi choisirait-Il de mettre les événements agréables à la fin et les événements désagréables au début ? Je suis d’accord avec le Doyen Inge pour penser qu’il est impossible de répondre à cette question. La doctrine « émergente », qu’il nous faut maintenant envisager, évite cette difficulté, et soutient catégoriquement la réalité du temps. Mais nous verrons qu’elle se heurte à des difficultés au moins aussi grandes. Le seul représentant du point de vue « émergent », dans le recueil de causeries radiophoniques d’où j’ai tiré les citations précédentes, est le professeur Alexander. Il commence par dire que la matière inerte, la matière vivante et l’esprit ont fait successivement leur apparition, et poursuit : « Or ce développement constitue ce qu’on peut appeler une émergence, depuis que M. Lloyd Morgan a introduit ou réintroduit cette idée et ce terme. La vie émerge de la matière, et l’esprit émerge de la vie. Un être vivant est aussi un être matériel, mais il est façonné de telle manière qu’il présente une qualité nouvelle, qui est la vie… Et on peut en dire autant de la transition de la vie à l’esprit. Un être doué d’un esprit est aussi un être vivant, mais développé d’une manière si complexe, organisé d’une manière si fine dans certaines de ses parties, et particulièrement dans son système nerveux, qu’il est doué d’un esprit — ou, si vous préférez, conscient. » Il poursuit en disant qu’il n’y a pas de raison pour que ce processus s’arrête à l’esprit. Au contraire, il « suggère une nouvelle qualité de l’existence au-delà de l’esprit, et qui serait à l’esprit ce que l’esprit est à la vie, ou la vie à la matière. C’est cette qualité que j’appelle la divinité, et l’être qui la possède est Dieu. Il me semble donc que tout indique l’émergence de cette qualité, et c’est pourquoi je dis que la science elle- même, si elle se place à un point de vue élevé, exige la divinité. » Le monde, dit-il, « tend vers la divinité », mais « la divinité, dans sa nature distinctive, n’a pas encore émergé au stade actuel de l’existence du monde ». Il ajoute que, pour lui, Dieu « n’est pas créateur, comme dans les religions historiques, mais créé ». Il existe une affinité étroite entre les idées du professeur Alexander et celles de l’Évolution créatrice de Bergson. Bergson soutient que le déterminisme est erroné, parce qu’on voit émerger, au cours de l’évolution, des nouveautés véritables, qui n’auraient pas pu être prévues ni même imaginées à l’avance. Il existe une force mystérieuse qui pousse tout à évoluer. Par exemple, un animal qui ne peut pas voir reçoit une sorte de pressentiment mystique de la vue, et se met à agir d’une manière qui a pour effet de faire apparaître des yeux. À tout moment, quelque chose de nouveau émerge, mais le passé ne meurt jamais, étant conservé dans la mémoire (car l’oubli n’est qu’une apparence). Ainsi le monde s’enrichit constamment, et finira par devenir un endroit tout à fait agréable à habiter. L’essentiel est d’éviter l’intelligence, qui regarde en arrière et qui est statique : ce qu’il faut utiliser, c’est l’intuition, qui contient l’impulsion vers la nouveauté créatrice. Il ne faut pas s’imaginer qu’on nous donne des raisons quelconques pour croire tout cela, à part quelques fragments de pseudo-biologie, qui font penser à Lamarck. Bergson doit être considéré comme un poète ; d’après ses propres principes, il évite tout ce qui pourrait s’adresser à la simple intelligence. Je ne prétends pas que le professeur Alexander accepte la philosophie de Bergson dans son entier, mais il existe une ressemblance entre leurs idées, bien qu’ils y soient parvenus par des voies indépendantes. En tout cas, leurs théories concordent dans leur insistance sur l’importance du temps, et dans la croyance à l’émergence de nouveautés imprévisibles au cours de l’évolution. Diverses difficultés rendent peu satisfaisante la philosophie de l’évolution émergente. La principale est peut-être que, pour échapper au déterminisme, elle rend toute prévision impossible, et que cependant les tenants de cette doctrine prévoient l’existence future de Dieu. Ils sont exactement dans la situation du crustacé de Bergson, qui veut voir, bien qu’il ne sache pas ce qu’est la vue. Le professeur Alexander soutient que nous avons une vague conscience de la « déité » dans certaines expériences vécues, qu’il appelle « nouménales ». L’impression qui caractérise ces expériences, dit-il, est « le sens du mystère, de quelque chose qui peut nous terrifier ou nous soutenir dans notre impuissance, mais qui, de toute façon diffère de tout ce que nous connaissons par nos sens ou par la réflexion ». Il ne donne aucun motif d’attacher de l’importance à cette impression, ni de supposer, comme sa théorie l’exige, que le progrès de l’esprit en fasse un élément plus important de l’existence. D’après les anthropologues, on croirait exactement le contraire. Le sens du mystère, d’une force non humaine amicale ou hostile, joue un bien plus grand rôle dans la vie des sauvages que dans celle des hommes civilisés. À vrai dire, si la religion doit être identifiée à cette sensation, chaque étape connue du progrès humain a comporté une diminution de la religion. Cela ne cadre guère avec le soi- disant argument « évolutif » en faveur d’une Déité émergente. L’argument, de toute façon, est extraordinairement faible. Il a existé nous dit-on, trois stades de l’évolution : la matière, la vie et l’esprit. Nous n’avons aucune raison de supposer que le monde ait fini d’évoluer, et il est donc vraisemblable qu’il y aura, à une date future, une quatrième phase — et une cinquième, une sixième et ainsi de suite, aurait-on supposé. Mais non : avec cette quatrième phase, l’évolution doit être achevée. Or la matière ne peut avoir prévu la vie, et la vie ne peut avoir prévu l’esprit, mais l’esprit peut prévoir vaguement le stade suivant, surtout si c’est l’esprit d’un Papou ou d’un Hottentot. Il est évident que tout cela n’est que conjecture pure et simple. Il peut se faire que ce soit vrai, mais nous n’avons aucun motif rationnel de le penser. La philosophie de l’émergence a tout à fait raison de dire que l’avenir est imprévisible, mais, ayant dit, elle se met aussitôt à prédire l’avenir. Les gens répugnent davantage à renoncer au mot « Dieu » qu’à l’idée que ce mot a représentée jusqu’ici. Les partisans de l’évolution émergente, s’étant persuadés que Dieu n’a pas créé le monde, se contentent de dire que le monde est en train de créer Dieu. Mais, en dehors du nom, un tel Dieu n’a presque rien en commun avec l’objet du culte traditionnel. En ce qui concerne le Dessein Cosmique en général, sous n’importe laquelle de ses formes, on peut lui faire deux critiques. En premier lieu, ceux qui croient au Dessein Cosmique pensent toujours que le monde continuera à évoluer dans le même sens que jusqu’ici ; en second lieu, ils soutiennent que ce qui s’est déjà produit démontre les bonnes intentions de l’univers. L’une et l’autre de ces propositions prêtent le flanc à la critique. En ce qui concerne le sens de l’évolution, l’argument est tiré surtout de ce qui s’est produit sur notre terre depuis l’apparition de la vie. Or notre terre est un très petit coin de l’univers, et il existe des raisons de penser qu’elle n’est nullement typique du restant. Sir James Jeans considère comme très douteux qu’il existe actuellement de la vie en aucun autre endroit de l’univers. Avant la révolution copernicienne, il était naturel de supposer que les desseins de Dieu avaient spécialement trait à la terre, mais cette hypothèse est devenue peu plausible. Si le but du Cosmos est de créer de l’esprit, nous devons le considérer comme assez peu capable, s’il en a produit si peu en un temps aussi long. Il est naturellement possible qu’il s’en manifeste autre part, mais nous n’en avons pas l’ombre de preuve scientifique. Il peut sembler bizarre que la vie se produise par accident, mais, dans un univers aussi vaste, des accidents peuvent se produire. Et même si nous acceptons l’idée assez curieuse que le Dessein Cosmique a spécialement trait à notre petite planète, nous trouvons encore qu’il y a lieu de mettre en doute qu’il vise exactement ce que prétendent les théologiens. La terre (à moins que nous n’utilisions assez de gaz asphyxiant pour détruire toute vie) a des chances de rester habitable pendant un temps assez considérable, mais non indéfiniment. Peut-être notre atmosphère s’envolera-t-elle dans l’espace ; peut-être les marées freineront-elles la terre au point qu’elle tournera toujours le même côté vers le soleil, de sorte qu’un hémisphère sera trop chaud et l’autre trop froid ; peut-être (comme dans un conte moral de J. S. Haldane) la lune dégringolera-t-elle sur la terre. Si rien de tout cela n’arrive d’abord, nous serons en tout cas tous anéantis quand le soleil fera explosion et deviendra une étoile naine blanche et froide, ce qui, nous apprend Jeans, doit se produire dans mille milliards d’années environ, bien que la date exacte soit encore assez imprécise. Un délai de mille milliards d’années nous donne quelque temps pour nous préparer, et nous pouvons espérer que d’ici là, l’astronomie et l’artillerie auront l’une et l’autre fait des progrès considérables. Les astronomes auront peut-être découvert une autre étoile entourée de planètes habitables, et les artilleurs pourront peut-être nous y expédier avec une vitesse voisine de celle de la lumière ; auquel cas, si tous les passagers étaient jeunes au départ, quelques-uns d’entre eux pourront arriver avant de mourir de vieillesse. Ce n’est peut-être qu’un mince espoir, mais sachons nous en contenter. Toutefois, ces croisières autour de l’univers, même si elles sont faites avec la technique scientifique la plus parfaite, ne peuvent prolonger la vie indéfiniment. Le deuxième principe de la thermodynamique nous apprend que, dans l’ensemble, l’énergie passe toujours des formes plus concentrées aux formes moins concentrées, et qu’en fin de compte, toute l’énergie prendra une forme sous laquelle tout nouveau changement sera devenu impossible. À ce moment, sinon avant, la vie devra s’arrêter. Citons Jeans à nouveau : « Pour les univers comme pour les mortels, la seule vie possible est une marche vers la tombe. » Cela le conduit à certaines réflexions qui se rapportent tout à fait à notre sujet : « Les trois siècles qui se sont écoulés depuis que Giordano Bruno a souffert le martyre pour avoir cru à la pluralité des mondes ont modifié notre conception de l’univers jusqu’à la rendre presque méconnaissable, mais ne nous ont pas amenés sensiblement plus près de comprendre la relation entre la vie et l’univers. Nous ne pouvons toujours qu’essayer de deviner le sens de cette vie, qui selon toute apparence, est si rare. Est-elle l’apogée vers laquelle tend toute la création, et dont les milliers de milliards d’années de transformation de la matière dans les étoiles et nébuleuses inhabitées, et de gaspillage du rayonnement dans l’espace désert, n’ont été que la préparation incroyablement dispendieuse ? Ou est-elle un simple sous-produit accidentel, et peut-être sans importance aucune, de processus naturels qui tendent vers un autre but, plus stupéfiant encore ? Ou bien, pour envisager une manière de penser encore plus modeste, devons-nous la considérer comme une sorte de maladie, qui afflige la matière dans sa vieillesse, quand elle a perdu la température élevée et l’aptitude à émettre des rayonnements à haute fréquence par lesquelles une matière plus jeune et plus vigoureuse détruirait aussitôt la vie ? Ou bien, rejetant toute humilité, oserons-nous imaginer qu’elle est la seule réalité, qui crée les masses colossales d’étoiles et de nébuleuses, et les perspectives incroyablement longues du temps astronomique, au lieu que ce soient celles-ci qui la créent ? » Ce qu’on vient de lire, à mon avis, expose les différentes possibilités présentées par la science, objectivement et sans parti pris. Il y a beaucoup à dire, au point de vue logique, en faveur de la dernière possibilité, selon laquelle l’esprit est la seule réalité, les espaces et les temps de l’astronomie étant créés par lui. Mais ceux qui l’adoptent, dans l’espoir d’échapper à des conclusions pénibles, ne se rendent pas bien compte de ce qu’elle entraîne. Tout ce que je connais directement fait partie de mon « esprit », et les déductions par lesquelles je conclus à l’existence d’autres objets ne sont nullement convaincantes. Il peut donc se faire que rien n’existe en dehors de mon esprit. Dans ce cas, quand je mourrai, l’univers disparaîtra. Mais, si j’admets l’existence d’esprits autres que le mien, je dois admettre celle de l’univers astronomique tout entier, puisque les preuves sont exactement aussi convaincantes dans les deux cas. La dernière possibilité de Jeans n’est donc pas la théorie commode selon laquelle les esprits des autres gens existent, mais pas leurs corps : c’est la théorie selon laquelle je suis seul dans un univers vide, en train d’inventer, grâce à mon imagination fertile, la race humaine, les ères géologiques du globe, le soleil, les étoiles et les nébuleuses. À l’encontre de cette théorie, il n’existe à ma connaissance aucun argument logique valable : mais, à l’encontre de toute autre forme de la doctrine selon laquelle l’esprit est la seule réalité, il y a le fait que nos preuves de l’existence de l’esprit des autres gens dérivent de nos preuves de l’existence de leurs corps. Les autres gens, s’ils ont des esprits, ont donc des corps ; on peut être soi-même un esprit désincarné, mais seulement si on est seul à exister. J’en viens maintenant à la dernière question de notre discussion du Dessein Cosmique, à savoir : ce qui s’est passé jusqu’ici démontre-t-il les bonnes intentions de l’univers ? La soi-disant raison de le penser, comme nous l’avons vu, est que l’univers nous a produit, NOUS. Je ne peux pas le nier. Mais sommes-nous vraiment assez merveilleux pour justifier un aussi long prologue ? Les philosophes insistent sur les valeurs : d’après eux, nous pensons que certaines choses sont bonnes, et, puisqu’elles sont bonnes, nous devons donc être très bons pour les juger telles. Mais c’est là un cercle vicieux. Un être ayant d’autres valeurs pourrait trouver les nôtres assez atroces pour démontrer que nous sommes inspirés par Satan. N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu grotesque dans le spectacle d’êtres humains tenant un miroir devant eux, et trouvant ce qu’ils y voient assez parfait pour démontrer qu’un Dessein Cosmique y tendait dès l’origine ? Pourquoi, de toute façon, cette glorification de l’Homme ? Que dire des lions et des tigres ? Ils détruisent moins de vies animales ou humaines que nous, et sont beaucoup plus beaux que nous. Que dire des fourmis ? Elles gèrent l’État corporatif beaucoup mieux que n’importe quel fasciste. Un monde de rossignols, d’alouettes et de chevreuils ne serait-il pas meilleur que notre monde humain de cruauté, d’injustice et de guerre ? Les adeptes du Dessein Cosmique font grand cas de notre soi-disant intelligence, mais leurs écrits en font douter. Si je recevais la toute-puissance, avec des millions d’années pour expérimenter, je ne penserais pas à me vanter de l’Homme comme résultat de mes efforts. L’homme, en tant qu’accident singulier dans un coin écarté, est intelligible : son mélange de vices et de vertus est bien celui qu’on attendrait d’une origine fortuite. Mais seule une suffisance insondable peut voir dans l’homme un mobile que l’Omniscience jugerait digne du Créateur. La révolution copernicienne n’aura pas fait son œuvre tant qu’elle n’aura pas enseigné aux hommes plus de modestie qu’on n’en trouve chez ceux qui pensent que l’Homme est une preuve suffisante du Dessein Cosmique. CHAPITRE IX Science et morale Ceux qui soutiennent que la science ne suffit pas, comme nous l’avons vu dans les deux derniers chapitres, font appel au fait que la science n’a rien à dire au sujet des « valeurs ». Je l’admets ; mais, quand on en déduit que la morale contient des vérités qui ne peuvent être ni démontrées ni infirmées par la science, je ne suis pas d’accord. C’est là une question sur laquelle il n’est pas facile d’avoir des idées claires, et mes propres vues à ce sujet sont tout à fait différentes de ce qu’elles étaient trente ans plus tôt. Mais il est nécessaire d’y voir clair si nous voulons peser des arguments comme ceux qui sont avancés à l’appui du Dessein Cosmique. Comme il n’existe pas d’unanimité en matière de morale, il faut bien comprendre que ce qui suit est mon opinion personnelle, et non le jugement de la science. L’étude de la morale se compose traditionnellement de deux parties, l’une consacrée aux règles morales, l’autre à ce qui est bon en soi. Les règles de conduite, dont beaucoup ont une origine rituelle, jouent un grand rôle dans la vie des peuples sauvages et primitifs. Il est interdit de manger dans le plat du chef, ou de faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère ; il est ordonné d’offrir des sacrifices aux dieux, et, à un certain stade d’évolution, ces sacrifices passent pour être plus agréables aux dieux s’il s’agit d’êtres humains. D’autres règles morales, telles que l’interdiction du meurtre et du vol, ont une utilité sociale plus évidente, et survivent au déclin des systèmes théologiques primitifs auxquels elles étaient liées à l’origine. Mais, à mesure que les hommes réfléchissent davantage, ils tendent à insister moins sur les règles et plus sur les états d’esprit. Cette tendance a deux sources : la philosophie et la religion mystique. Nous connaissons tous des passages des Prophètes et des Évangiles où la pureté du cœur est placée au-dessus de l’observation méticuleuse de la Loi ; et le fameux passage de saint Paul à la louange de la charité, ou de l’amour, enseigne le même principe. C’est ce qu’on retrouve chez tous les grands mystiques, chrétiens et non chrétiens : ce qui a de la valeur à leurs yeux, c’est un état d’esprit qui doit, d’après eux, entraîner une conduite juste ; les règles leur paraissent extérieures, et insuffisamment adaptables aux circonstances. L’une des manières, dont on a évité la nécessité de faire appel aux règles extérieures de conduite à été la croyance à la « conscience », qui a eu une importance particulière dans la morale protestante. On a supposé que Dieu révélait à chaque cœur humain ce qui est bien et ce qui est mal, de sorte que, pour éviter le péché, nous n’avons qu’à écouter la voix intérieure. Cette théorie présente cependant deux difficultés : en premier lieu, la conscience ne dit pas la même chose à tout le monde ; en second lieu, l’étude de l’inconscient nous a permis de comprendre les causes matérielles des scrupules de conscience. En ce qui concerne les expressions différentes de la conscience : la conscience de George III d’Angleterre lui disait qu’il ne devait pas accorder les droits civiques aux catholiques, sans quoi il se serait parjuré en prononçant le serment du sacre, mais ses successeurs n’ont pas eu les mêmes scrupules. La conscience conduit les uns à condamner la spoliation des riches par les pauvres, prônée par les communistes, et les autres à condamner l’exploitation des pauvres par les riches, pratiquée par les capitalistes. Elle dit à l’un qu’il doit défendre son pays en cas d’invasion, tandis qu’elle dit à l’autre que toute participation à la guerre est coupable. Pendant la guerre de 1914-18, les dirigeants britanniques, dont peu avaient étudié la morale, furent très embarrassés par l’existence de la conscience, et furent conduits à des décisions singulières, par exemple qu’un homme pouvait avoir des scrupules de conscience quand il s’agissait de se battre lui-même, mais non quand il s’agissait de travailler aux champs de manière à permettre l’appel d’un autre homme sous les drapeaux. Ils pensaient aussi que, si la conscience pouvait désapprouver toute guerre, elle ne pouvait pas, à défaut de cette position extrême, désapprouver la guerre alors en cours. Ceux qui, pour une raison quelconque, pensaient qu’il ne fallait pas se battre, étaient obligés de définir leur position d’après cette conception assez primitive et peu scientifique de la « conscience ». La diversité des expressions de la conscience devient toute naturelle quand on en comprend l’origine. Dans la première jeunesse, certaines catégories d’actes rencontrent l’approbation, d’autres la désapprobation ; et, par le processus normal d’association des idées, le bien-être et le malaise s’attachent peu à peu aux actes eux-mêmes, et non plus seulement à l’approbation ou à la désapprobation qu’ils suscitent. À mesure que le temps passe, nous pouvons oublier complètement notre première éducation morale, mais certaines sortes d’actions continuent à nous donner un sentiment de gêne, tandis que d’autres nous procurent une exaltation vertueuse. Par introspection, ces sentiments nous paraissent mystérieux, puisque nous avons oublié les circonstances qui les ont causés à l’origine : il est donc naturel de les attribuer à la voix de Dieu dans notre cœur. Mais, en réalité, la conscience est le produit de l’éducation, et peut, chez la plupart des hommes, être dressée à approuver et à désapprouver, au gré de l’éducateur. S’il est donc juste de vouloir libérer la morale des règles extérieures, on ne peut guère y parvenir d’une façon satisfaisante à l’aide de la notion de « conscience ». Les philosophes, par une voie différente, sont arrivés à une position différente, où les règles de conduite occupent également une place secondaire. Ils ont créé la notion du Bien, par quoi ils entendent (grosso modo) ce que nous souhaiterions voir exister, en soi et en dehors de ses conséquences, ou bien, s’ils sont théistes, ce qui plaît à Dieu. La plupart des gens conviendraient que le bonheur est préférable au malheur, l’amitié à l’inimitié, et ainsi de suite. D’après cette manière de voir, les règles morales sont justifiées si elles favorisent l’existence de ce qui est bon en soi, mais non dans le cas contraire. L’interdiction du meurtre, dans l’immense majorité des cas, peut être justifiée par ses effets, mais l’habitude de brûler les veuves sur le bûcher de leur mari ne peut pas l’être. La première de ces règles doit donc être conservée, mais non la seconde. Toutefois, même les meilleures règles morales ont toujours quelques exceptions, puisque aucune catégorie d’actions n’a toujours de mauvais résultats. Un acte peut donc être moralement louable à trois points de vue différents : 1° il peut être conforme au code moral reçu ; 2° il peut être sincèrement destiné à avoir de bons effets ; 3° il peut, en fait, avoir de bons effets. Toutefois, ce dernier point de vue est généralement considéré comme inadmissible en morale. Selon la théologie orthodoxe, la trahison de Judas a eu de bons effets, puisqu’elle était nécessaire à la Rédemption : mais elle n’était pas louable pour autant. Différents philosophes se sont créé des conceptions différentes du Bien. Certains soutiennent qu’il consiste dans la connaissance et l’amour de Dieu ; d’autres, dans l’amour universel ; d’autres, dans la jouissance de la beauté ; d’autres encore, dans le plaisir. Le Bien une fois défini, le reste de la morale s’ensuit : nous devons agir de la manière qui nous paraît avoir le plus de chances de créer le plus de bien possible, et le moins de mal possible en même temps. L’établissement des règles morales, une fois que le Bien suprême est censé être connu, relève de la science. Par exemple : la peine capitale doit-elle être infligée pour vol, ou seulement pour assassinat, ou pas du tout ? Jeremy Bentham, qui considérait le plaisir comme le Bien, se consacra à l’élaboration d’un code pénal qui favoriserait au maximum le plaisir, et conclut qu’il devait être beaucoup moins rigoureux que celui qui était en vigueur de son temps. Tout cela, sauf la proposition que le plaisir est le Bien, est du domaine de la science. Mais, quand nous essayons de préciser ce que nous entendons par « ceci ou cela est le Bien », nous nous trouvons aux prises avec de très grandes difficultés. La profession de foi de Bentham, selon laquelle le plaisir était le Bien, souleva une opposition furibonde, et fut taxée de « philosophie de cochon ». Ni lui ni ses adversaires ne purent avancer aucun argument pour ou contre. Dans une question scientifique, on peut apporter des preuves dans les deux sens, et, en fin de compte, on constate que l’un des deux partis l’emporte — ou, s’il n’en est pas ainsi, la question reste pendante. Mais, quand il s’agit de savoir si ceci ou cela est le Bien suprême, il n’existe de preuve ni dans un sens ni dans l’autre : chacun des adversaires ne peut que faire appel à ses propres émotions, et utiliser les artifices rhétoriques propres à faire naître des émotions semblables chez les autres. Prenons par exemple une question qui a pris une certaine importance en politique. Bentham soutenait que le plaisir d’un homme a la même importance morale que celui d’un autre homme, pourvu que les quantités de plaisir soient égales ; partant de là, il était amené à prôner la démocratie. Nietzsche, au contraire, soutenait que seul le grand homme peut être considéré comme important par lui-même, et que la masse de l’humanité n’est que le moyen de réaliser son bien-être personnel. Il considérait les hommes ordinaires comme beaucoup de gens considèrent les animaux : il pensait qu’on avait le droit d’en faire usage, non pour leur propre bien, mais pour celui du surhomme, et cette idée a été adoptée depuis pour justifier l’abandon de la démocratie. Nous avons là un désaccord flagrant, d’une grande importance pratique, mais nous n’avons absolument aucun moyen scientifique ou intellectuel de persuader l’un des partis que l’autre a raison. Il existe, certes, des moyens de modifier les opinions des gens sur de tels sujets, mais ils sont tous émotifs, et non intellectuels. Les questions de « valeurs » (c’est-à-dire celles qui concernent ce qui est bon ou mauvais en soi, indépendamment des conséquences) sont en dehors du domaine de la science, comme les défenseurs de la religion l’affirment avec énergie. Je pense qu’ils ont raison sur ce point, mais j’en tire une conclusion supplémentaire, qu’eux ne tirent pas : à savoir que les questions de « valeurs » sont entièrement en dehors du domaine de la connaissance. Autrement dit, quand nous affirmons que telle ou telle chose a de la « valeur », nous exprimons nos propres émotions, et non un fait qui resterait vrai si nos sentiments personnels étaient différents. Pour mieux le comprendre, il nous faut analyser la notion du Bien. Il est évident, pour commencer, que toute l’idée du bien et du mal est en relation avec le désir. Au premier abord, ce que nous désirons tous est « bon », et ce que nous redoutons tous est « mauvais ». Si nos désirs à tous concordaient, on pourrait en rester là ; mais malheureusement nos désirs s’opposent mutuellement. Si je dis : « Ce que je veux est bon », mon voisin dira : « Non, ce que je veux, moi ». La morale est une tentative (infructueuse, à mon avis) pour échapper à cette subjectivité. Dans ma dispute avec mon voisin, j’essaierai naturellement de montrer que mes désirs ont quelque qualité qui les rend plus dignes de respect que les siens. Si je veux préserver un droit de passage, je ferai appel aux habitants des environs qui ne possèdent pas de terres ; mais lui, de son côté, fera appel aux propriétaires. Je dirai : « À quoi sert la beauté de la campagne si personne ne la voit ? » Il répliquera : « Que restera-t-il de cette beauté si l’on permet aux promeneurs de semer la dévastation ? » Chacun tente d’enrôler des alliés, en montrant que ses propres désirs sont en harmonie avec les leurs. Quand c’est visiblement impossible, comme dans le cas d’un cambrioleur, l’individu est condamné par l’opinion publique, et son statut moral est celui du pécheur. La morale est donc étroitement liée à la politique : elle est une tentative pour imposer à des individus les désirs collectifs d’un groupe ; ou, inversement, elle est une tentative faite par un individu pour que ses désirs deviennent ceux de son groupe. Ceci n’est possible, bien entendu, que si ses désirs ne sont pas trop visiblement contraires à l’intérêt général : le cambrioleur peut difficilement tenter de persuader les gens qu’il leur fait du bien, quoique des ploutocrates fassent des tentatives de ce genre, et réussissent même souvent. Quand l’objet de nos désirs peut bénéficier à tous, il ne paraît pas déraisonnable d’espérer que d’autres se joindront à nous ; ainsi, le philosophe qui fait grand cas de la Vérité, de la Bonté et de la Beauté est persuadé qu’il n’exprime pas seulement ses propres désirs, mais qu’il montre la voie du bonheur à toute l’humanité. Contrairement au cambrioleur, il peut croire que l’objet de ses désirs a une valeur impersonnelle. La morale est une tentative pour donner une importance universelle, et non simplement personnelle, à certains de nos désirs. Je dis « certains » de nos désirs, parce que c’est manifestement impossible dans certains cas, comme nous l’avons vu pour le cambrioleur. L’homme qui s’enrichit à la Bourse au moyen de renseignements secrets ne souhaite pas que les autres soient également bien informés : la Vérité (dans la mesure où il en fait cas) est pour lui une possession privée, et non le bien universel qu’elle est pour le philosophe. Il est vrai que le philosophe peut s’abaisser au niveau du spéculateur, comme quand il revendique la priorité pour une découverte. Mais ce n’est là qu’un faux pas : en sa qualité purement philosophique, il désire seulement jouir de la contemplation de la Vérité ; ce faisant, il ne gêne aucunement ceux qui désirent en faire autant. Pour tenter de donner une apparence d’importance universelle à nos désirs (ce qui est le rôle de la morale), on peut se placer à deux points de vue : celui du législateur et celui du prédicateur. Prenons d’abord le législateur. Nous admettrons, pour les besoins de la cause, que le législateur est personnellement désintéressé. Autrement dit, quand il reconnaît qu’un de ses désirs ne concerne que son propre bien-être, il ne permet pas à ce désir de l’influencer dans l’établissement des lois : par exemple, son code n’est pas destiné à accroître sa fortune personnelle. Mais il peut avoir d’autres désirs qui lui paraissent impersonnels. Il peut croire à un ordre hiérarchique allant du roi au paysan, ou du propriétaire de la mine à l’apprenti mineur. Il peut penser que les femmes doivent être soumises aux hommes. Il peut être convaincu que la diffusion de l’éducation dans les basses classes de la société est un danger. Et ainsi de suite. Il édifiera alors son code, s’il le peut, de telle façon qu’une conduite conforme à ses desseins soit, autant que possible, en accord avec l’intérêt personnel des individus ; et il établira un système d’instruction morale destiné à donner aux hommes un sentiment de culpabilité s’ils visent d’autres buts que les siens{23}. C’est ainsi que la « vertu » deviendra en fait, sinon dans les appréciations subjectives, la soumission aux désirs du législateur, dans la mesure où lui-même considère ces désirs comme dignes de devenir universels. Le point de vue et la méthode du prédicateur sont nécessairement assez différents, parce qu’il n’est pas maître des rouages de l’État, et qu’il ne peut donc pas créer une harmonie artificielle entre ses désirs et ceux des autres. Sa seule méthode possible est d’essayer d’éveiller chez les autres les désirs qu’il ressent lui-même : dans ce but, c’est aux émotions qu’il doit faire appel. C’est ainsi que Ruskin amena ses lecteurs à aimer l’architecture gothique, non par le raisonnement, mais par l’effet émouvant de sa prose rythmée. Les lecteurs de La Case de l’Oncle Tom en vinrent à penser que l’esclavage était un mal, en se mettant eux-mêmes dans la peau d’un esclave. Toute tentative pour persuader les gens que quelque chose est bon (ou mauvais) en soi, et non seulement par ses effets, repose sur l’art d’éveiller des sentiments, et non sur le recours à des preuves. Dans chaque cas, l’art du prédicateur consiste à créer chez les autres des émotions semblables aux siennes — ou dissemblables, s’il est hypocrite. Je n’entends pas par là critiquer le prédicateur, mais analyser le caractère essentiel de son activité. Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt : « Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel ; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale. La question deviendra peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes », on ne peut pas me confondre par des preuves venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je dis : car ce que j’affirme ne concerne que mon propre état d’esprit. Si maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase n’affirme rien, mais exprime un souhait ; étant donné qu’elle n’affirme rien, il est logiquement impossible qu’il existe des preuves pour ou contre, ou qu’elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase, au lieu d’être simplement optative, affirme un fait, mais ce fait concerne l’état d’esprit du philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu’en démontrant qu’il n’éprouve pas le désir qu’il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n’est pas du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de quelque chose, mais n’affirme rien. Si l’analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d’un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l’humanité en général — et des dieux, des anges et des démons, s’ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu’elle s’occupe de ce qui est vrai ou faux. La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la « subjectivité » des valeurs. Cette doctrine consiste à soutenir que, si deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts. Si une personne dit : « J’aime les huîtres » et une autre « Moi, je ne les aime pas », nous reconnaissons qu’il n’y a pas matière à discussion. La théorie en question soutient que tous les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous ne le pensions naturellement pas quand il s’agit de questions qui nous paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d’adopter ce point de vue est l’impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d’accord, nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne pouvons pas démontrer à un daltonien que l’herbe est verte et non rouge. Mais il existe divers moyens de lui démontrer qu’il lui manque une faculté de discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des valeurs, il n’existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup plus fréquents que dans le cas des couleurs. Étant donné qu’on ne peut même pas imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous sommes forcés de conclure qu’il s’agit d’une affaire de goût, et non de vérité objective. Les conséquences de cette doctrine sont considérables. En premier lieu, il ne peut rien exister de tel que le « péché » au sens absolu : ce que l’un appelle « péché », l’autre peut l’appeler « vertu », et, bien que ce désaccord puisse les rendre antipathiques l’un à l’autre, aucun des deux ne peut convaincre l’autre d’erreur intellectuelle. Le châtiment ne peut être justifié parce que le criminel est « coupable », mais seulement parce qu’il s’est comporté d’une manière que les autres cherchent à décourager. L’enfer, comme lieu de châtiment des pécheurs, devient tout à fait irrationnel. En second lieu, il devient impossible de conserver la manière de parler des valeurs qui est courante chez les adeptes du Dessein Cosmique. Leur argument est que certains des résultats de l’évolution sont « bons », et que le monde doit donc avoir un but moralement admirable. Dans le langage des valeurs subjectives, cet argument devient : « Certaines choses nous plaisent dans le monde ; elles doivent donc avoir été créées par un Être ayant nos goûts, que nous aimons donc également, et qui est donc bon. » Or, il paraît assez évident que, s’il devait exister des créatures ayant des goûts et des dégoûts, elles devaient fatalement aimer certaines des choses qui les entouraient, sans quoi elles auraient trouvé l’existence intolérable. Nos valeurs se sont formées en même temps que le reste de notre tempérament, et on ne peut rien déduire au sujet d’un quelconque dessein originel du fait qu’elles sont ce qu’elles sont. Ceux qui croient aux valeurs « objectives » prétendent souvent que le point de vue que je viens de défendre a des conséquences immorales. Cela me paraît provenir d’un raisonnement fautif. Comme je l’ai déjà dit, la doctrine des valeurs subjectives a certaines conséquences morales, dont la plus importante est le rejet des châtiments vengeurs et de la notion de « péché ». Mais les conséquences plus générales que l’on redoute, telles que le déclin de tout sentiment d’obligation morale, n’en découlent pas logiquement. L’obligation morale, si elle doit influer sur la conduite, doit consister non seulement en une croyance, mais aussi en un désir. On pourra me dire que ce désir est le désir d’être « bon » dans un sens que je refuse d’admettre. Mais, si nous analysons le désir d’être « bon », il se ramène généralement à un désir d’être approuvé, ou d’agir de manière à provoquer certaines conséquences générales que nous désirons. Nous avons des désirs qui ne sont pas purement personnels ; si nous n’en avions pas, aucun degré d’instruction morale n’influerait sur notre conduite, sauf par la crainte d’être désapprouvés. Le genre de vie que la plupart d’entre nous admirent est une vie guidée par de grands désirs impersonnels ; or ces désirs peuvent sans doute être encouragés par l’exemple, l’éducation et le savoir, mais ils peuvent difficilement être créés par une simple croyance abstraite à leur « bonté », ou découragés par une analyse de ce qu’on entend par le mot « bon ». Quand nous envisageons la race humaine, nous pouvons souhaiter qu’elle soit heureuse, ou saine, ou intelligente, ou guerrière, et ainsi de suite. L’un quelconque de ces désirs, s’il est puissant, créera sa propre morale ; mais, si nous n’avons pas de tels désirs d’ordre général, notre conduite, quelle que soit notre morale, ne servira à des fins sociales que dans la mesure où notre intérêt personnel et l’intérêt de la société seront en harmonie. C’est le rôle des institutions sages de créer une telle harmonie, dans toute la mesure du possible ; pour le reste, quelle que soit notre définition théorique de la valeur, nous sommes obligés de nous reposer sur l’existence de désirs impersonnels. Si vous rencontrez un homme avec qui vous êtes en désaccord moral fondamental (par exemple, si vous pensez que tous les hommes sont égaux, alors qu’il n’accorde d’importance qu’à une seule classe), vous ne serez pas mieux armé pour la discussion si vous croyez aux valeurs objectives que si vous n’y croyez pas. Dans les deux cas, vous ne pouvez influer sur sa conduite qu’en influant sur ses désirs : si vous y réussissez, sa morale changera ; sinon, non. Certaines personnes ont l’impression que si un désir d’ordre général, disons le désir du bonheur de l’humanité, n’a pas la sanction du bien absolu, il est en quelque sorte irrationnel. Cela tient à un reste de croyance à l’objectivité des valeurs. Un désir ne peut être ni rationnel ni irrationnel par lui-même. Il peut s’opposer à d’autres désirs, et rendre malheureux ; il peut soulever une opposition chez les autres, et être impossible à satisfaire. Mais il ne peut pas être considéré comme « irrationnel » uniquement parce qu’on ne peut pas expliquer pourquoi on le ressent. Nous pouvons désirer A parce que A mène à B, mais au bout du compte, quand nous en avons fini avec les moyens, nous en arrivons forcément à quelque chose que nous désirons sans raison, mais non pas « irrationnellement » pour autant. Tous les systèmes de morale incorporent les désirs de ceux qui les prônent, mais ce fait est caché par un brouillard de mots. Nos désirs sont en réalité d’ordre plus général et moins purement égoïstes que bien des moralistes ne l’imaginent ; s’il n’en était pas ainsi, aucune morale théorique ne rendrait le progrès moral possible. Ce n’est pas en réalité par la morale théorique, mais par la formation de grands désirs généreux grâce à l’intelligence, au bonheur et à l’absence de crainte, que l’on peut amener les hommes à agir, plus qu’ils ne le font actuellement, d’une manière compatible avec le bonheur général de l’humanité. Quelle que soit notre définition du « Bien », et qu’il nous paraisse objectif ou subjectif, ceux qui ne désirent pas le bonheur de l’humanité ne chercheront pas à le favoriser, tandis que ceux qui le désirent feront ce qu’ils peuvent pour le réaliser. Je conclus que, s’il est vrai que la science ne peut pas décider des questions de valeur, c’est parce qu’il est impossible d’en décider intellectuellement, et qu’elles sont en dehors du domaine du vrai et du faux. Toute connaissance accessible doit être atteinte par des voies scientifiques ; ce que la science ne peut pas découvrir, l’humanité ne peut pas le savoir. CHAPITRE X Conclusion Dans les pages qui précèdent, nous avons retracé brièvement quelques- uns des conflits les plus importants entre théologiens et hommes de science depuis quatre siècles, et nous avons essayé d’évaluer l’influence de la science d’aujourd’hui sur la théologie d’aujourd’hui. Nous avons vu que, depuis Copernic, chaque fois que la science et la théologie ont été en désaccord, la science a été victorieuse. Nous avons vu aussi que, là ou des questions pratiques étaient en jeu, comme pour la sorcellerie et la médecine, la science a prôné la diminution des souffrances, tandis que la théologie a encouragé la sauvagerie naturelle de l’homme. La diffusion de la mentalité scientifique, par opposition à la mentalité théologique, a incontestablement amélioré jusqu’ici la condition humaine. Toutefois, le litige entre maintenant dans une phase entièrement nouvelle, et ce pour deux raisons : la première est que la technique scientifique commence à avoir des effets plus importants que la tournure d’esprit scientifique ; la deuxième est que de nouvelles religions sont en train de prendre la place du christianisme, et de répéter les erreurs dont le christianisme s’est repenti. La tournure d’esprit scientifique est circonspecte et tâtonnante ; elle ne s’imagine pas qu’elle connaît toute la vérité, ni même que son savoir le plus sûr est entièrement vrai. Elle sait que toute théorie doit être corrigée tôt ou tard, et que cette correction exige la libre recherche et la libre discussion. Mais la science théorique a donné naissance à la technique scientifique, et cette technique n’a rien du caractère tâtonnant de la théorie. La physique a été révolutionnée depuis le début de ce siècle par la relativité et la théorie des quanta, mais toutes les inventions basées sur l’ancienne physique continuent à rendre des services. L’application de l’électricité à l’industrie et à la vie quotidienne (y compris les centrales électriques, la radiodiffusion et la lumière électrique) repose sur les travaux de Clerk Maxwell, publiés vers 1870 ; et aucune de ces inventions n’a cessé de fonctionner parce que les vues de Clerk Maxwell, comme nous le savons maintenant, étaient insuffisantes à bien des égards. Par suite, les experts qui utilisent la technique scientifique, et plus encore les gouvernements et les grandes sociétés qui utilisent les experts, acquièrent une mentalité très différente de celle des hommes de science : une mentalité pleine d’un sentiment de puissance illimitée, de certitude arrogante, et de plaisir à manipuler des matériaux, voire du matériel humain. C’est là l’inverse exact de la mentalité scientifique, mais on ne peut nier que la science ait contribué à le créer. Les effets directs de la technique scientifique, eux aussi, sont loin d’avoir tous été heureux. D’une part, ils ont accru l’effet destructeur des armes de guerre, et la proportion de la population qui peut être enlevée aux travaux pacifiques pour combattre et pour fabriquer des munitions. D’autre part, en augmentant la productivité du travail, ils ont rendu très difficile le fonctionnement de l’ancien système économique, qui reposait sur la pénurie, et, par le choc violent des idées nouvelles, ils ont rompu l’équilibre d’anciennes civilisations, poussant la Chine vers l’anarchie et le Japon vers un impérialisme implacable à la mode occidentale, la Russie vers une tentative violente pour établir un nouveau système économique, et l’Allemagne vers une tentative violente pour maintenir l’ancien. Ces maux de notre époque sont tous dus en partie à la technique scientifique, donc en fin de compte à la science. La guerre entre la science et la théologie chrétienne, en dépit d’escarmouches intermittentes aux avant-postes, est presque terminée, et je pense que la plupart des chrétiens admettraient que leur religion en a profité. Le christianisme a été débarrassé des accessoires hérités d’un âge barbare, et presque guéri de son désir de persécuter. Il reste, chez les chrétiens les plus libéraux, une doctrine qui a sa valeur : ils admettent l’enseignement du Christ, selon lequel nous devons aimer notre prochain, et ils croient qu’il existe chez chaque individu quelque chose qui mérite le respect, même s’ils doivent renoncer à l’appeler l’âme. Il existe aussi dans les Églises une conviction croissante que les chrétiens doivent s’opposer à la guerre. Mais, tandis que la vieille religion a été ainsi purifiée, et est devenue salutaire a bien des égards, de nouvelles religions sont nées, avec tout le zèle persécuteur d’une jeunesse vigoureuse, et avec un empressement à combattre la science tout aussi grand que celui de l’Inquisition au temps de Galilée. Si l’on soutient en Allemagne que le Christ était un Juif, ou en Russie que l’atome a perdu sa substance et est devenu une série d’événements, on encourt un châtiment très rigoureux — peut-être nominalement économique plutôt que judiciaire, mais nullement plus doux pour autant. La persécution des intellectuels en Allemagne hitlérienne et en Russie communiste a dépassé en rigueur tout ce que les Églises ont pu commettre depuis deux cent cinquante ans. La science qui subit actuellement le choc le plus direct de la persécution est l’économie politique. En Angleterre (pays exceptionnellement tolérant, aujourd’hui comme toujours), un individu dont les idées en matière d’économie politique sont mal vues des autorités échappe à toute sanction s’il garde son opinion pour lui, ou s’il ne l’exprime que dans des livres d’une certaine longueur. Mais, même en Angleterre, l’expression d’opinions communistes dans des discours ou des brochures à bon marché expose leur auteur à la perte de ses moyens d’existence et à des séjours intermittents en prison. D’après une loi récente, qui n’a pas été appliquée jusqu’ici dans toute sa rigueur, non seulement l’auteur des écrits que les autorités considèrent comme séditieux, mais quiconque les détient, s’expose à des sanctions pénales, sous prétexte qu’il pourrait envisager de s’en servir pour saper le loyalisme des forces armées de Sa Majesté. En Allemagne hitlérienne et en Russie communiste, le domaine de l’orthodoxie est plus étendu, et les sanctions infligées pour hétérodoxie sont d’un tout autre ordre de rigueur. Dans ces deux pays, il existe un corps de doctrine promulgué par le gouvernement, et ceux qui manifestent ouvertement leur désaccord, même s’ils ont la vie sauve, encourent les travaux forcés dans un camp de concentration. Il est vrai que ce qui est hérésie d’un côté est orthodoxie de l’autre, et qu’un individu persécuté d’un côté, s’il peut s’échapper et gagner l’autre, est accueilli en héros. Néanmoins, ces deux régimes s’accordent pour soutenir la doctrine de l’Inquisition, à savoir que le moyen de mettre en honneur la vérité est de décréter une fois pour toutes ce qui est vrai, et de punir ensuite tous ceux qui ne sont pas d’accord. L’histoire du conflit entre la science et les Églises montre la fausseté de cette doctrine. Nous sommes actuellement tous convaincus que les persécuteurs de Galilée ne possédaient pas la vérité infuse, mais certains d’entre nous paraissent moins sûrs de leur fait quand il s’agit d’Hitler ou de Staline. Il est regrettable que l’occasion de donner libre cours à l’intolérance se soit présentée dans deux camps opposés. S’il avait existé un pays où les hommes de science eussent pu persécuter les chrétiens, peut-être les amis de Galilée n’auraient-ils pas protesté contre toute intolérance, mais seulement contre celle de leurs adversaires, En ce cas, les amis de Galilée auraient élevé sa doctrine au rang de dogme, et Einstein, qui a montré que Galilée et l’Inquisition avaient également tort, aurait été proscrit par les deux camps, et n’aurait pu se réfugier nulle part. On objectera peut-être que la persécution actuelle, contrairement à celle du passé, est politique et économique, et non théologique ; mais une telle excuse ne serait pas conforme à l’histoire. Les attaques de Luther contre les Indulgences firent perdre à la papauté des sommes énormes, et la révolte d’Henri VIII la priva d’un revenu considérable, dont elle jouissait depuis trois cents ans. La reine Élizabeth persécuta les catholiques parce qu’ils voulaient la remplacer par Marie Stuart ou par Philippe II d’Espagne. La science a affaibli l’empire de l’Église sur l’esprit des hommes, ce qui a finalement abouti à la confiscation de vastes domaines ecclésiastiques dans de nombreux pays. Les mobiles économiques et politiques ont toujours été une des causes des persécutions, peut-être même la principale. En tout cas, l’argument contre la persécution des opinions reste inchangé, quel que soit le prétexte de la persécution. Cet argument est que nul d’entre nous ne possède la vérité infuse, que la découverte de vérités nouvelles est facilitée par la libre discussion et rendue très difficile par la censure, et qu’à la longue, le bien-être humain est accru par la découverte de la vérité et desservi par les actes basés sur l’erreur. Les vérités nouvelles sont souvent gênantes pour les intérêts privés : la doctrine protestante selon laquelle il est inutile de jeûner le vendredi souleva l’opposition véhémente des poissonniers du temps de la reine Élizabeth. Mais l’intérêt général exige que les vérités nouvelles soient librement diffusées. Or, comme on ne peut savoir d’emblée si une doctrine nouvelle est vraie, la liberté pour la vérité nouvelle entraîne une égale liberté pour l’erreur. Ces idées, qui étaient devenues des lieux communs, sont maintenant frappées d’anathème en Allemagne et en Russie, et ne sont plus suffisamment respectées ailleurs. La menace envers la liberté intellectuelle est plus grande à l’heure actuelle qu’à aucune autre époque depuis 1660 ; mais elle ne vient plus des Églises chrétiennes. Elle vient de gouvernements qui, par suite du danger actuel d’anarchie et de chaos, ont hérité du caractère sacro-saint qui appartenait autrefois aux autorités ecclésiastiques. C’est le devoir évident des hommes de science, et de tous ceux qui attachent du prix à la connaissance scientifique, de protester contre les nouvelles formes de persécution, au lieu de se féliciter avec complaisance du déclin des anciennes. Et ce devoir ne saurait être affaibli par aucune sympathie envers les doctrines au nom desquelles on persécute. Aucune sympathie pour le communisme ne doit nous empêcher de reconnaître ce qui ne va pas en Russie, ni de nous rendre compte qu’un régime qui ne permet aucune critique de ses dogmes doit en fin de compte devenir un obstacle à la découverte de connaissances nouvelles. Inversement, aucune aversion pour le communisme ou le socialisme ne doit nous faire admettre les actes de barbarie qui ont été perpétrés en Allemagne pour les faire disparaître. Dans les pays où les hommes de science ont conquis presque autant de liberté intellectuelle qu’ils en désirent, ils doivent montrer, par une réprobation impartiale, leur répugnance envers sa restriction dans d’autres pays, quelles que soient les doctrines au nom desquelles on la restreint. Ceux à qui la liberté intellectuelle importe personnellement peuvent ne constituer qu’une minorité, mais c’est parmi eux que se trouvent les hommes les plus importants pour l’avenir. Nous avons vu l’importance de Copernic, de Galilée et de Darwin dans l’histoire de l’humanité, et il ne faudrait pas croire que l’avenir ne produira plus d’hommes de cette espèce. Si on les empêche de faire leur travail et d’avoir l’influence voulue, la race humaine croupira, et un nouvel âge de ténèbres s’ensuivra, de même que le premier âge de ténèbres a succédé à la période brillante de l’Antiquité. La vérité nouvelle est souvent gênante, surtout pour ceux qui détiennent le pouvoir ; néanmoins, parmi la longue histoire de la cruauté et du fanatisme, elle reste l’œuvre capitale de notre espèce intelligente, mais déraisonnable.