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Emmanuel Kant
D'UN LIEU COMMUN
Cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique
Traduction : Jules Barni Arvensa 2020
Liste générale des titres Pour toutes remarques ou suggestions :
editions@arvensa.com ou rendez-vous sur :
www.arvensa.com
D'UN LIEU COMMUN : Cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique
D'UN LIEU COMMUN Emmanuel Kant
Édition sous la direction de : Magalie Schwartzerg Mise en français moderne : M. Schwartzerg Traduction du texte : Jules Barni Annotations : Kant, Barni, sauf mentions contraires ©Arvensa® Éditions 2020
D'UN LIEU COMMUN Liste générale des titres
Table des matières
Courte présentation I. Du rapport de la théorie à la pratique dans la morale en général II. Du rapport de la théorie à la pratique dans le droit politique Corollaire III. Du rapport de la théorie à la pratique dans le droit des gens, considéré sous le point de vue d'une philanthropie universelle, c'est-à-dire sous un point de vue cosmopolitique
D'UN LIEU COMMUN Table des matières
Liste générale des titres
Courte présentation
Dans cet essai datant de 1793, Kant s'attache à démontrer que l'expression populaire : « cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique », peut parfaitement être réfutée. Le bon sens populaire pourrait bien nous égarer.
Cette nouvelle édition, adaptée à la lecture numérique, reprend, en la modernisant, la traduction de Jules Barni, dans Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, chez Auguste Durand, 1853.
D'UN LIEU COMMUN
Table des matières Liste générale des titres
On appelle théorie un ensemble même de règles pratiques, lorsque ces règles sont conçues comme des principes ayant une certaine généralité, et que l'on y fait abstraction d'une foule de conditions qui pourtant exercent nécessairement de l'influence sur leur application. Réciproquement on ne donne pas le nom de pratique à toute espèce d'oeuvre[1], mais seulement à la poursuite d'un but, quand on le considère comme l'observation de certains principes de conduite conçus d'une manière générale.
Il est évident qu'entre la théorie et la pratique il doit y avoir encore un intermédiaire qui forme le lien et le passage de l'une à l'autre, quelque complète d'ailleurs que puisse être la théorie. En effet, au concept de l'Entendement, qui contient la règle, doit se joindre un acte du Jugement par lequel le praticien discerne si la règle s'applique ou non au cas présent ; et, comme on ne saurait toujours fournir au Jugement des règles qui lui servent à se diriger dans ses subsomptions (puisque cela irait à l'infini), on conçoit qu'il y ait des théoriciens qui ne puissent jamais devenir praticiens de leur vie, parce qu'ils manquent de Jugement : par exemple des médecins ou des jurisconsultes, qui ont fait, d'excellentes études, mais qui, lorsqu'ils ont à donner un conseil, ne savent comment s'y prendre. En revanche, chez ceux qui possèdent ce don de la nature, il peut y avoir défaut de prémisses, c'est-à-dire que la théorie peut être incomplète, car peut-être a-t-elle besoin, pour être complétée, d'essais et d'expériences qui restent encore à faire ; c'est de là que le médecin qui sort de son école, ou l'agriculteur, ou le financier, peut et doit abstraire de nouvelles règles pour compléter sa théorie. Ce n'est pas alors la faute de la théorie, si elle n'a encore que peu de valeur pour la pratique ; cela vient de qu'on n'a pas assez de théorie, de celle que l'homme aurait dû apprendre de l'expérience, et qui est la véritable théorie, alors même que l'on n'est pas en état de la tirer de soimême et de l'exposer systématiquement, comme un professeur, dans des propositions générales, et que par conséquent on ne saurait avoir aucune
prétention au titre de médecin, d'agriculteur ou de financier théoricien. -- Personne ne peut donc se donner pour un praticien exercé dans une science et mépriser la théorie sans faire preuve d'ignorance dans sa partie ; car c'est être vraiment ignorant que de croire que l'on peut dépasser la théorie en tâtonnant dans la voie des essais et des expériences, sans recueillir certains principes (qui constituent proprement ce que l'on nomme théorie) et sans faire de tout ce travail un ensemble (qui, méthodiquement traité, prend le nom de système).
Cependant on souffrira plus patiemment encore un ignorant qui, fier de sa prétendue pratique, déclare la théorie inutile et superflue, qu'un présomptueux qui la proclame bonne pour les écoles (comme une manière d'exercer l'esprit), mais qui soutient qu'il en va tout autrement dans la pratique ; que, quand on quitte l'école pour le monde, on s'aperçoit qu'on n'a poursuivi jusque-là que des idées vides et des rêves philosophiques ; en un mot que ce qui peut être bon dans la théorie n'a aucune valeur dans la pratique. (C'est ce que l'on exprime souvent aussi de cette manière : telle ou telle proposition est bonne in thesi, mais non in hypothesi.) Or on ne ferait que rire d'un mécanicien ou d'un artilleur empirique qui trancherait sur la mécanique générale ou sur la théorie mathématique de la projection des bombes, en disant que cette théorie, si ingénieusement conçue qu'elle soit, ne vaut rien dans la pratique, parce que, dans l'application, l'expérience donne de tout autres résultats que la théorie. (En effet, si à la première on ajoute la théorie du frottement, et à la seconde celle de la résistance de l'air, c'est-à-dire en général plus de théorie encore, elles s'accorderont parfaitement avec l'expérience.) Mais autre chose est une théorie qui concerne des objets d'intuition, autre chose une théorie dont les objets ne sont représentés qu'au moyen de concepts, comme les objets mathématiques et ceux de la philosophie. Peut-être ces derniers sont-ils susceptibles d'être conçus dans toute leur perfection[2] (du côté de la raison), mais ne le sont-ils pas d'être donnés, et n'offrent-ils ainsi que des idées vides dont on ne saurait faire dans la pratique aucun usage ou qu'un usage dangereux. Par conséquent le proverbe en question pourrait bien avoir sa vérité dans les cas de ce genre.
Mais dans une théorie qui est fondée sur le concept du devoir, il n'y a plus lieu de craindre l'idéalité vide de ce concept ; car ce ne serait pas un devoir de se proposer un certain effet de notre volonté, si cet effet n'était
pas possible dans l'expérience (quelque parfaite ou quelque rapprochée de la perfection qu'on pût la concevoir). Or il n'est question dans le présent traité que de cette espèce de théorie. Il n'est pas rare d'entendre soutenir, au grand scandale de la philosophie, que ce qu'elle peut avoir d'exact ne vaut rien dans la pratique ; on dit cela sur un ton fort dédaigneux, en affichant la prétention de réformer la raison par l'expérience, même dans ce qui fait son principal titre de gloire, et en se flattant de voir plus loin et plus sûrement avec des yeux de taupe cloués sur la terre qu'avec ceux d'un être fait pour se tenir debout et regarder le ciel.
Cette maxime, qui est devenue très générale dans notre temps, aussi riche en sentences que pauvre en actions, appliquée à quelque chose de moral (aux devoirs de vertu ou de droit), est extrêmement funeste. Il s'agit ici, en effet, du canon de la raison (dans la sphère pratique) ; or la valeur de la pratique, en ce cas, réside uniquement dans sa conformité avec la théorie qui lui est applicable, et tout est perdu lorsqu'on admet les conditions empiriques et par conséquent contingentes de l'exécution même de la loi, et qu'on donne ainsi à une pratique, qui se règle sur un résultat vraisemblable d'après l'expérience antérieure, le droit de juger une théorie qui existe par elle-même.
Je diviserai ce traité d'après les trois points de vue différents sous lesquels le brave homme, qui décide avec tant d'aplomb sur les théories et les systèmes, a coutume de juger son objet, c'est-à-dire d'après ces trois qualités : 1° d'homme privé[3], mais en même temps d'homme d'affaires[4], 2° d'homme d'État[5], 3° d'homme du monde[6] (ou de citoyen du monde[7] en général). Ces trois personnes s'accordent pour passer sur le corps de l'homme d'école[8], qui cultive la théorie pour eux tous et pour leur bien ; du haut de la supériorité qu'elles s'attribuent, elles le renvoient de concert à son école (illa se jactet in aula) comme un pédant qui, perdu pour la pratique, entrave la sagesse qu'elles ont puisée dans l'expérience.
Nous présenterons donc le rapport de la théorie à la pratique sous trois numéros : 1° dans la morale en général (relativement au bien de chaque homme) ; 2° dans la politique (relativement au bien des États) ; 3° au point de vue cosmopolitique (relativement au bien de l'espèce humaine en général, en comprenant dans le progrès de l'espèce humaine vers ce bien
toute la série des générations futures). -- Le titre des numéros sera tiré du fond même du traité : savoir le rapport de la théorie à la pratique dans la morale, dans le droit politique et dans le droit des gens.
D'UN LIEU COMMUN
Table des matières Liste générale des titres
I. Du rapport de la théorie à la pratique dans la morale en général
(En réponse à quelques objections de M. le docteur Garve)[9].
Avant d'en venir au véritable point de la discussion, lequel porte sur ce qui peut être bon, soit simplement pour la théorie, soit pour la pratique, dans l'usage d'un seul et même concept, j'ai besoin de confronter ma théorie, telle que je l'ai exposée ailleurs, avec l'idée qu'en donne M. Garve, afin de voir d'abord si nous nous entendons bien.
A. J'avais défini la morale provisoirement, comme il convient dans une introduction, une science qui enseigne, non pas comment nous devons nous rendre heureux, mais dignes du bonheur[10]. Je n'avais pas manqué de remarquer que cela ne voulait pas dire que l'homme doit, quand il s'agit de l'accomplissement du devoir, renoncer à sa fin naturelle, au bonheur, car il ne le peut pas, comme tout être raisonnable fini en général, mais qu'il doit, quand le devoir commande, faire entièrement abstraction de cette considération, et, loin d'y placer la condition de l'observation de la loi qui lui est prescrite par la raison, chercher, autant qu'il lui est possible, à s'assurer qu'aucun mobile, tiré de cette source, n'entre à son insu dans les déterminations qu'il prend conformément au devoir. Il y parviendra en envisageant plutôt dans le devoir les sacrifices qu'en coûte la pratique (la vertu) que les avantages qu'il nous apporte ; car c'est ainsi qu'il se représentera le commandement du devoir dans toute son autorité, laquelle exige une obéissance absolue, se suffit à elle-même, et n'a besoin d'aucune autre influence.
a. Or M. Garve transforme ainsi cette proposition : « J'aurais soutenu que l'observation de la loi morale, sans aucun regard au bonheur, est pour l'homme l'unique but final, et qu'elle doit être regardée comme la seule fin de la créature. » (D'après ma théorie, ce n'est ni la moralité de l'homme toute seule, ni le bonheur tout seul, mais le souverain bien possible dans le monde, c'est-à-dire l'union et l'harmonie de ces deux choses, qui est le but unique de la créature.)
B. J'avais remarqué en outre que ce concept du devoir n'a besoin de prendre pour fondement aucune fin particulière, mais qu'au contraire il apporte une nouvelle fin à la volonté humaine, qui est de concourir de tout son pouvoir au souverain bien possible dans le monde (lequel n'est autre chose que le bonheur universellement lié dans l'ensemble des choses à la plus pure moralité et proportionné à cette moralité), ce qui, n'étant en notre pouvoir que d'un seul côté et non des deux, force la raison à admettre, au point de vue pratique, la foi en un maître moral du monde et en une vie future. Non que la supposition de ces deux choses donne au concept universel du devoir « de la consistance et de la solidité, » c'est-à-dire un fondement assuré et la force nécessaire à un mobile ; seulement il y trouve un objet qui consiste dans un idéal de la raison pure[11]. En effet, le devoir n'est pas autre chose en soi que la nécessité de limiter la volonté à la condition de n'adopter que des maximes compatibles avec une législation universelle, quelque objet d'ailleurs ou quelque but qu'on se puisse proposer (fût-ce même le bonheur), car on fait ici tout à fait abstraction de l'objet ou du but de la volonté. Dans la question du principe de la morale, on peut donc passer sous silence et mettre de côté (comme épisodique) la doctrine du souverain bien, ou du but dernier d'une volonté que la morale détermine et qui se conforme à ses lois ; on voit d'ailleurs par la suite que, dans ce qui fait le point particulier du débat, ce n'est point à cela que l'on a égard, mais simplement à la morale générale.
b. M. Grave rapporte ces propositions de la manière suivante : « L'homme vertueux ne peut ni ne doit jamais négliger ce point de vue (du bonheur personnel), -- parce qu'autrement il perdrait absolument le passage qui le conduit dans un monde invisible, c'est-à-dire à la conviction de l'existence de Dieu et de l'immortalité, conviction qui, d'après cette théorie, est absolument nécessaire pour donner au système son soutien et sa solidité ; » et il conclut en cherchant à résumer brièvement et exactement de
cette manière l'ensemble de l'assertion qu'il m'attribue : « L'homme vertueux cherche incessamment, d'après ces principes, à être digne du bonheur ; mais, en tant qu'il est véritablement vertueux, il ne cherche jamais à être heureux. » (L'expression en tant que fait ici une amphibologie qu'il faut d'abord dissiper. Elle peut signifier : dans l'acte par lequel il se soumet, en homme vertueux, à son devoir ; et cette proposition concorde parfaitement avec ma théorie. Ou bien : quand il est en général vertueux, de telle sorte qu'alors même qu'il ne s'agit pas pour lui de devoir, et qu'il n'agit en rien contrairement au devoir, l'homme vertueux ne doit avoir aucun égard au bonheur ; et cela est tout à fait contraire à mes assertions.)
Ces objections ne sont donc autre chose que des malentendus[12] (car je ne veux pas les tenir pour des interprétations fâcheuses[13]), et il y aurait lieu de s'en étonner si le penchant qu'ont les hommes à suivre, dans leur appréciation des idées d'autrui, le cours accoutumé de leur propre pensée, et à porter ainsi celle-ci dans celles-là, n'expliquait suffisamment un pareil phénomène.
Cette façon de comprendre dans la polémique le principe moral dont il s'agit plus haut est suivie d'une assertion dogmatique du contraire. M. Grave conclut en effet analytiquement de cette manière : « Dans l'ordre des concepts, la perception et la distinction des états, au moyen desquels on donne la préférence à l'un sur les autres, doit précéder le choix de l'un d'entre eux, et par conséquent la prédétermination d'un certain but. Or un état qu'un être, doué de la conscience de lui-même et de son état, préfère à d'autres manières d'être, quand cet état est présent et qu'il est perçu par lui, est un bon état, et une série de bons états de ce genre est ce concept général qu'exprime le mot bonheur. » Plus loin : « Une loi suppose des motifs, mais des motifs supposent une différence antérieurement perçue entre un état pire et un état meilleur. Cette différence perçue est l'élément du concept du bonheur, etc. » Plus loin : « Du bonheur, dans le sens le plus général de ce mot, résultent les motifs de chaque effort, par conséquent aussi de l'accomplissement de la loi morale. Il est nécessaire que je sache d'abord en général qu'il y a quelque chose de bon pour pouvoir demander si l'accomplissement des devoirs moraux rentre sous la rubrique du bien ; il faut que l'homme ait un mobile qui le mette en mouvement, pour qu'on puisse lui fixer un but[14] où tende ce mouvement.
Cet argument n'est autre chose qu'un jeu d'esprit sur l'équivoque du mot bien[15] ; car ou il s'agit du bien en soi et absolu, par opposition au mal en soi, ou il s'agit du bien qui n'est jamais que conditionnel. Dans ce cas on compare un bien pire avec un bien meilleur, et l'état résultant du choix du dernier n'est qu'un état comparativement meilleur, mais qui peut être mauvais en lui-même. -- la maxime qui consiste dans une observation inconditionnelle, n'ayant égard à aucun but posé en principe, d'une loi qui commande catégoriquement à la libre volonté (c'est-à-dire du devoir), est essentiellement, c'est-à-dire spécifiquement[16] distincte de celle qui consiste à tendre à un but qui nous est posé par la nature même, comme un motif d'agir d'une certaine manière (et qui en général s'appelle le bonheur). En effet, la première est bonne en soi, mais nullement la seconde ; celle-ci peut être très mauvaise dans les cas de collision avec le devoir. Au contraire, lorsqu'on prend pour principe un certain but, et que par conséquent il n'y a pas de loi qui commande absolument (mais seulement sous la condition de ce but), deux actions opposées peuvent être alors bonnes toutes deux conditionnellement, l'une étant seulement meilleure que l'autre (laquelle est ainsi comparativement mauvaise) ; car il n'y a pas entre elles une différence de nature, mais seulement de degré. Et il en est de même de toutes les actions dont le motif n'est pas la loi absolue de la raison (le devoir), mais un but que nous prenons arbitrairement pour principe ; car celui-ci appartient à la somme de toutes les fins dont l'accomplissement s'appelle le bonheur, et selon que telle action contribuera plus ou moins que telle autre à mon bonheur, elle sera meilleure ou pire que l'autre. -- Mais la préférence accordée à un état de la détermination de la volonté sur un autre est simplement un acte de liberté (res meræ facultatis, comme disent les jurisconsultes), où l'on ne considère pas du tout si cette détermination de la volonté est bonne ou mauvaise en soi, et qui par conséquent est indifférent à ces deux choses.
Un état qui consiste à être en rapport avec un certain but donné, et que je préfère à tout autre état de la même espèce, est un état meilleur Comparativement, c'est-à-dire dans le champ du bonheur (lequel ne peut jamais être reconnu par la raison comme un bien que d'une manière purement conditionnelle, c'est-à-dire qu'autant qu'on en est digne). Mais l'état où, une collision s'engageant entre certaines de mes fins et la loi morale du devoir, j'ai conscience de préférer celle-ci à celles-là, n'est pas
seulement un état meilleur, c'est le seul état bon en soi ; c'est un bien qui sort d'un tout autre champ, d'un champ où l'on ne prend pas du tout en considération les fins qui peuvent s'offrir (par conséquent aussi la somme de ces fins, le bonheur), et où la volonté ne puise pas son principe de détermination dans sa matière (dans un objet qui lui servirait de fondement), mais simplement dans la forme de lois universelles dont ses maximes sont susceptibles. -- Aussi ne peut-on pas dire que je rapporte au bonheur cet état que je préfère à toute autre manière d'être. Il faut d'abord que je sois sûr de ne pas agir contrairement à mon devoir ; il m'est toujours permis de chercher ensuite tout le bonheur que je puis concilier avec cet état moralement (je ne dis pas physiquement) bon[17].
Sans doute la volonté doit toujours avoir des motifs, mais ces motifs ne sont pas certains objets, relatifs au sentiment physique, qu'elle prendrait pour fins : ce n'est rien autre chose que la loi absolue elle-même ; et le sentiment qu'a la volonté d'être soumise à cette loi comme à une nécessité absolue, et que l'on appelle le sentiment moral, n'est pas la cause, mais l'effet de la détermination de la volonté ; car nous n'en aurions pas la moindre perception, si cette nécessité intérieure ne précédait en nous. C'est pourquoi il faut ranger parmi les badinages sophistiques[18] cette vieille chanson, que la première cause de la détermination de la volonté est ce sentiment, c'est-à-dire un plaisir que nous prenons pour fin, et que par conséquent c'est le bonheur (dont ce plaisir est un élément) qui constitue le fondement de toute nécessité objective d'action, c'est-à-dire de toute obligation. Lorsqu'on ne peut s'arrêter dans la recherche de la cause d'un certain effet, on finit par faire de l'effet la cause de lui-même.
J'arrive maintenant au point qui nous occupe ici particulièrement. Il s'agit de justifier et de prouver par des exemples la prétendue contradiction des intérêts de la théorie et de la pratique en philosophie. M. Garve en donne la meilleure preuve dans son traité. Il dit d'abord (en parlant de la distinction que je trouve entre la doctrine qui enseigne les moyens d'être heureux et celle qui nous montre comment nous pouvons nous rendre dignes du bonheur) : « J'avoue pour ma part que je conçois très bien dans ma tête cette division des idées, mais que je ne trouve pas dans mon coeur cette division des désirs et des efforts, et qu'il n'est même impossible de comprendre comment un homme peut avoir conscience d'avoir tout à fait
mis de côté son désir de bonheur, et d'avoir ainsi pratiqué son devoir d'une manière parfaitement désintéressée. »
Je réponds d'abord à cette dernière observation. J'accorde volontiers qu'aucun homme ne peut avoir une conscience certaine d'avoir pratiqué son devoir d'une manière absolument désintéressée, car cela appartient à l'expérience intime. Or une pareille conscience de l'état de son âme exigerait une connaissance parfaitement claire de toutes les représentations et de toutes les considérations que l'imagination, l'habitude, les penchants peuvent mêler au concept du devoir, et en aucun cas on ne saurait demander cette connaissance. D'ailleurs, en général la non-existence de quelque chose (celle par conséquent d'un avantage secrètement conçu) ne peut être un objet d'expérience. Mais que l'homme doive pratiquer son devoir d'une manière entièrement désintéressée, et qu'il doive séparer absolument du concept du devoir son désir de bonheur afin d'en avoir une idée tout à fait pure, c'est ce dont il a la plus claire conscience. Que s'il ne croit pas l'avoir, on peut exiger de lui qu'il l'ait autant que cela est en son pouvoir, puisque c'est précisément dans cette pureté qu'il faut chercher la véritable valeur de la moralité, et que par conséquent il doit aussi avoir ce pouvoir. Il se peut que jamais homme n'ait pratiqué d'une manière parfaitement désintéressée (sans aucun mélange d'autres mobiles) ce qu'il reconnaissait et ce qu'il honorait même comme son devoir ; il se peut même que jamais homme n'aille jusque-là, malgré les plus grands efforts. Mais autant que l'homme peut voir en lui-même en s'examinant scrupuleusement, il est capable non seulement de n'avoir conscience d'aucun motif concourant à sa détermination, mais même d'avoir conscience de son abnégation à l'endroit de plusieurs qui sont contraires à l'idée du devoir, et par conséquent de la maxime qu'il s'est faite de tendre à cette pureté. Voilà ce qu'il peut, et cela même suffit pour l'observation de son devoir. Au contraire, se faire une maxime d'encourager l'influence de semblables motifs, sous prétexte que la nature humaine ne comporte pas une pareille pureté (ce qu'on ne saurait d'ailleurs affirmer avec certitude), c'est la mort de toute moralité.
Quant à l'aveu, que fait auparavant M. Garve, de ne point trouver cette division (proprement cette séparation) dans son coeur, je ne me fais aucun scrupule de repousser la condamnation qu'il porte contre lui-même et de défendre son coeur contre sa tête. Un si honnête homme l'a certainement toujours trouvée dans son coeur (dans les déterminations de sa volonté) ; seulement elle ne pouvait s'accorder dans sa tête, au profit de la théorie et
pour l'explication de ce qui est inexplicable (incompréhensible), c'est-àdire de la possibilité d'impératifs catégoriques (tels que ceux du devoir), avec les principes ordinaires des explications psychologiques (qui toutes prennent pour fondement le mécanisme de la nécessité naturelle)[19].
Mais je dois m'empresser de contredire hautement M. Garve, lorsqu'il dit à la fin : De subtiles différences d'idées comme celles-ci s'obscurcissent déjà, quand on réfléchit à des objets particuliers ; mais elles s'effacent entièrement, quand il s'agit de l'action, quand il faut les appliquer à des désirs et à des intentions. Plus est simple, rapide et dépourvu de représentations claires le pas qui nous conduit de la considération des motifs à l'action réelle, moins il est possible de connaître exactement et sûrement le poids déterminé que chaque motif a pu avoir pour diriger ce pas dans tel sens et non dans tel autre. »
Le concept du devoir, dans toute sa pureté, n'est pas seulement, sans comparaison aucune, plus simple, plus clair, plus saisissable et plus naturel pour chacun dans l'usage pratique que tout motif tiré du bonheur, ou auquel se mêlent le bonheur considération du bonheur (ce qui exige toujours beaucoup d'art et de réflexion) ; mais, au jugement même de la raison la plus vulgaire, s'il se présente à elle dégagé de tout mobile intéressé, si même il lutte devant la volonté de l'homme contre quelque mobile de ce genre, il est beaucoup plus puissant, plus insinuant, et promet plus de succès. -- Supposez par exemple que quelqu'un ait dans les mains un dépôt (depositum) qui lui a été confié, et dont le propriétaire est mort sans que ses héritiers sachent ou puissent savoir quelque chose de ce dépôt, et exposez ce cas même à un enfant d'environ huit ou neuf ans. Ajoutez que le détenteur du dépôt est tombé vers le même temps (mais non par sa faute) dans une ruine complète, et qu'il voit autour de lui une femme et des enfants accablés de cette misère, dont il pourrait sortir à l'instant en s'appropriant ce dépôt, Ajoutez encore qu'il a le coeur bon et qu'il est bienfaisant, tandis que les héritiers, riches d'ailleurs, ont le coeur sec et vivent dans un tel luxe et avec une telle prodigalité qu'ajouter ce supplément à leur fortune serait comme le jeter à la mer. Demandez alors si, dans de telles circonstances, on peut regarder comme une chose permise de disposer de ce dépôt dans son propre intérêt. Sans aucun doute celui que vous interrogerez répondra : non ! et pour toute raison il ne pourra que dire : cela est injuste, c'est-à-dire cela est contraire au devoir. Rien n'est plus clair
que cela ; mais ce qui l'est en vérité beaucoup moins, c'est que la restitution du dépôt sera favorable au bonheur de celui qui le remettra, Supposez en effet que celui-ci cherche dans cette dernière considération le principe déterminant de sa résolution, voici, par exemple, ce qu'il pourra se dire à lui-même : « Si je restitue aux véritables propriétaires le dépôt qui se trouve entre mes mains et qu'ils ne réclament pas, ils me récompenseront sans doute de mon honnêteté ; ou, s'ils ne le font pas, j'acquerrai par là une bonne réputation, qui pourra m'être très utile. Mais tout cela est très incertain. D'un autre côté, se dira-t-il aussi, si je détourne le dépôt qui m'a été confié pour me tirer tout d'un coup d'embarras, en faisant ainsi immédiatement usage de ce dépôt, j'attirerai les soupçons sur les moyens dont je me suis servi pour améliorer ainsi subitement ma position ; si au contraire j'en use lentement, ma misère pourra bien dans l'intervalle s'accroître au point de devenir irrémédiable. » -- Quand donc on prend le bonheur pour maxime, la volonté, balancée par ses mobiles, hésite sur ce qu'elle doit résoudre, car elle regarde au résultat, et celui-ci est fort incertain ; il faut une bonne tête pour sortir de l'embarras des raisons pour et contre et ne pas se tromper dans ses calculs. Si elle se demande au contraire ce qu'exige ici le devoir, elle n'est pas du tout embarrassée pour se répondre à elle-même, mais elle est immédiatement sûre de ce qu'elle a à faire. Même, lorsque le concept du devoir a quelque prix à ses yeux, elle sent de la répugnance à se livrer à l'évaluation des avantages qui pourraient résulter pour elle de la transgression du devoir, comme elle le pourrait faire si elle avait encore ici le choix.
Dire, avec M. Garve, que ces distinctions (qui ne sont pas, comme on l'a montré, aussi subtiles qu'il le pense, mais qui sont écrites dans l'âme humaine en très gros et très lisibles caractères) s'évanouissent absolument quand on en vient à l'action, c'est dire une chose contraire à l'expérience même. Je ne parle pas de cette expérience que nous offre l'histoire des maximes dérivées de tel ou tel principe, car celle-là prouve malheureusement que la plupart découlent du principe de l'intérêt, mais de cette expérience purement intérieure qui nous apprend qu'aucune idée n'élève davantage l'âme de l'homme et ne lui inspire plus d'enthousiasme que celle d'une intention purement morale, honorant le devoir par-dessus tout, luttant contre les maux innombrables et même contre les charmes et les séductions de la vie, et demeurant victorieuse (comme elle en a le pouvoir, ainsi qu'on a le droit de le penser). La conscience qu'a l'homme de
pouvoir agir ainsi, puisqu'il le doit, lui révèle, dans les profondeurs de son être, un caractère divin qui lui inspire comme une sainte terreur pour la grandeur et la sublimité de sa véritable destination ; et, si l'homme songeait plus souvent et s'accoutumait à décharger entièrement la vertu de tout le riche butin des avantages qu'elle peut recueillir de l'observation du devoir et à l'envisager dans toute sa pureté ; si cela était un principe dont on fit constamment usage dans les enseignements privés et publics, la moralité humaine s'en trouverait beaucoup mieux (malheureusement cette méthode pour inculquer les devoirs est presque toujours négligée). Si l'expérience de l'histoire n'a pu constater jusqu'à présent l'heureux succès des doctrines morales, cela vient justement de là : on a faussement supposé que le mobile tiré de l'idée du devoir en soi est beaucoup trop subtil pour le commun des esprits, et qu'au contraire le mobile plus grossier qui se tire de certains avantages à attendre, dans cette vie ou même dans une vie future, de l'accomplissement de la loi (sans qu'il soit besoin de faire de cette loi même le mobile de sa conduite), est de nature à agir plus efficacement sur l'âme ; et, dans l'éducation et dans la chaire, on s'est fait un principe de placer l'aspiration au bonheur avant ce dont la raison fait la condition suprême du bonheur même, à savoir ce qui nous rend dignes d'être heureux. En effet, les préceptes qui nous enseignent les moyens d'être heureux, ou du moins d'éviter ce qui peut nous nuire, ne sont pas des ordres ; ils n'obligent personne absolument, et chacun peut, après avoir été prévenu, prendre le parti qui lui semble bon, s'il lui plaît de souffrir ce qui peut lui arriver. Il n'a pas sujet de regarder comme des punitions les maux qui peuvent venir de ce qu'il a négligé le conseil qui lui avait été donné, car les punitions ne tombent que sur une volonté libre, mais contraire à la loi ; or la nature et l'inclination ne peuvent donner des lois à la liberté. Il en est tout autrement de l'idée du devoir : la transgression du devoir, considérée même indépendamment des inconvénients qui peuvent en résulter, agit immédiatement sur l'âme et rend l'homme à ses propres yeux méprisable et digne de punition.
Il est donc clairement prouvé par là que tout ce qui, dans la morale, est bon en théorie est bon aussi en pratique. -- En qualité d'homme soumis par sa propre raison à certains devoirs, chacun est un homme d'affaires[20] ; et, comme, en qualité d'homme, il ne sort jamais de l'école de la sagesse, il ne peut, se prétendant mieux instruit par l'expérience sur ce qu'est un homme
et sur ce que l'on peut exiger de lui, renvoyer à l'école avec un superbe dédain le partisan de la théorie. Toute cette expérience en effet ne sert de rien pour se soustraire aux préceptes de la théorie, mais seulement pour savoir quel est le moyen le meilleur et le plus général de mettre en pratique la théorie, quand on l'a une fois adoptée en principe. Or il n'est pas ici question de cette habileté pragmatique, mais des seuls principes.
D'UN LIEU COMMUN
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II. Du rapport de la théorie à la pratique dans le droit politique
(Contre Hobbes.)
Parmi tous les contrats par lesquels une multitude d'hommes s'unissent pour former une société (pactum sociale), celui qui a pour but de fonder une société civile (pactum unionis civilis) est d'une espèce si particulière que, quoique au point de vue de l'exécution il ait beaucoup de points communs avec tout autre contrat (fondé également sur quelque but que l'on se propose de poursuivre en commun), il s'en distingue essentiellement par le principe de sa constitution (constitutionis civilis). L'union d'un certain nombre d'hommes en vue d'une fin (commune, que tous se proposent) est le caractère de tous les contrats d'affaire ; mais une union qui soit en ellemême une fin (que chacun doive se proposer), et qui par conséquent soit un devoir absolu et suprême dans tous les rapports extérieurs des hommes en général, qui ne peuvent s'empêcher d'exercer les uns sur les autres une influence réciproque, c'est ce que l'on ne peut trouver que dans une société civile, c'est-à-dire dans une société constituant une république[21]. Or la fin qui dans ces rapports extérieurs est un devoir en soi et même la condition formelle suprême (conditio sine qua non) de tous les autres devoirs extérieurs, est le droit des hommes réglé et garanti par des lois de contrainte publique qui déterminent à chacun le sien et le protègent contre les attaques de tout autre.
Mais le concept d'un droit extérieur en général dérive entièrement de celui de la liberté dans les rapports extérieurs des hommes entre eux, et il n'a rien à voir avec la fin que tous les hommes poursuivent naturellement (la considération du bonheur) et les moyens d'y arriver, de telle sorte que
cette fin ne doit pas absolument se mêler à cette loi comme raison déterminante. Le droit est la condition restrictive imposée à la liberté de chacun, de s'accorder avec celle de tous, en tant que cela est possible suivant une loi générale ; et le droit public est l'ensemble des lois extérieures qui rendent possible cet accord universel. Or, comme toute restriction apportée à la liberté par la volonté d'un autre s'appelle contrainte, il suit que la constitution civile est un rapport d'hommes libres qui (sans préjudice pour leur liberté dans la somme de leurs relations les uns avec les autres) se soumettent pourtant à des lois de contrainte, parce que ainsi le veut la raison même, la raison pure, qui donne des lois a priori et n'a égard à aucune fin empirique (comme sont toutes celles que l'on comprend sous le nom général de bonheur) ; car au sujet de ces fins et des choses où chacun peut les placer, les hommes pensent très diversement, de telle sorte qu'il est impossible de ramener leur volonté à un principe commun et par conséquent aussi à une loi extérieure qui s'accorde avec la liberté de chacun.
L'état civil, considéré simplement comme état juridique, est donc fondé a priori sur les principes suivants :
I. La liberté de chaque membre de la société, pomme homme. II. l'égalité entre tous les autres et lui, comme sujet. III. l'indépendance de chaque membre de la république comme citoyen. Ces principes sont moins des lois promulguées par un État déjà fondé que celles qui seules permettent de fonder un État, conformément aux principes purement rationnels du droit extérieur des hommes en général. Donc : I. Liberté de tout membre de la société comme homme. J'exprime ainsi le principe qu'elle fournit à la constitution d'un État : nul ne peut me contraindre à être heureux d'une certaine manière (de la manière dont il comprend le bonheur des autres hommes) ; mais chacun doit pouvoir chercher son bonheur par le chemin qui lui semble bon, pourvu qu'il ne porte pas atteinte à la liberté qu'ont les autres de tendre également à leurs propres tins, en tant que cette liberté peut s'accorder avec celle de chacun suivant une loi générale (c'est-à-dire au même droit dans autrui). -- Un gouvernement fondé sur le principe d'une bienveillance à l'égard du peuple semblable à celle d'un père à l'égard de ses enfants, c'est-à-dire un gouvernement paternel (imperium paternale), où les sujets, comme des enfants mineurs, qui ne peuvent distinguer ce qui leur est véritablement
utile ou nuisible, sont réduits à un rôle purement passif, forcés qu'ils sont d'attendre du jugement de leur souverain, qu'il décide comment ils doivent être heureux, et de sa bonté, qu'il veuille bien s'occuper de leur bonheur : un tel gouvernement est le plus grand despotisme que l'on puisse concevoir (car il enlève aux sujets toute liberté, et ceux-ci n'ont plus aucune espèce de droits). Ce n'est pas le gouvernement paternel[22], mais le gouvernement patriotique[23] (imperium non paternale, sed patrioticum) qui seul convient à des hommes capables de droit, et en même temps à la bonté du souverain. J'appelle patriotique cette façon de penser qui fait que chacun dans l'État (sans en excepter le souverain) considère la chose publique comme le giron maternel, ou le pays comme le sol paternel, d'où il tire son origine et qu'il doit léguer à son tour comme un gage précieux, afin d'en défendre les droits par les seules lois de la volonté commune, et ne se croit pas autorisé à en disposer absolument selon son bon plaisir. -- Ce droit de la liberté appartient au membre de l'État comme homme, c'est-à-dire en tant qu'il est un être en général capable de droits.
II. Égalité de tout membre de la société comme sujet. On peut la formuler de cette manière : chaque membre de l'État a des droits de contrainte sur tout autre, le souverain seul excepté, qui (n'en étant pas un membre, mais l'auteur ou le conservateur) a seul le droit de contraindre, sans être soumis lui-même à un droit de contrainte. Mais tout ce qui vit sous des lois est sujet d'un État et par conséquent est soumis au droit de contrainte, à l'égal de tous les autres membres de la république ; il n'y a d'exception que pour une seule personne (physique ou morale), le souverain de l'État, par qui seul toute contrainte juridique peut être exercée. Car, si celui-ci pouvait aussi être contraint, il ne serait pas le souverain de l'État, et la série de la subordination irait remontant à l'infini. Mais, s'il y en avait deux (deux personnes affranchies de toute contrainte), ni l'une ni l'autre ne pouvant être soumises à des lois de contrainte, l'une ne pourrait commettre aucune injustice à l'égard de l'autre, ce, qui est impossible.
Cette égalité générale des hommes dans un État, comme sujets de cet État, s'accorde très bien avec la plus grande inégalité quant au nombre et au degré des avantages qu'ils peuvent posséder, soit en fait de supériorité physique ou intellectuelle, soit en fait de biens de la fortune et de droits en général relativement à d'autres personnes (et il peut y en avoir de plusieurs espèces). C'est ainsi que le bien-être de l'un dépend de la volonté de l'autre
(le bien-être du pauvre de la volonté du riche) ; que l'un doit obéir à l'autre (comme l'enfant à ses parents ou la femme à son mari), et que celui-ci doit lui commander ; que l'un sert (en qualité de journalier) et que l'autre paye, etc. Mais quant au droit (lequel, comme expression de la volonté générale, doit être unique et ne concerne que la forme du droit et non la matière ou l'objet sur lequel j'ai un droit), les hommes sont tous égaux entre eux, comme sujets. Nul, en effet, ne peut contraindre quelqu'un qu'au moyen de la loi publique (et de l'exécuteur de cette loi, du souverain) ; chacun peut également résister par ce moyen aux attaques d'autrui, et personne ne peut perdre que par sa propre faute ce droit de contraindre (par conséquent ce droit sur autrui) ; on ne peut même le céder de soi-même, c'est-à-dire faire par un contrat, par conséquent par un acte juridique, qu'on n'ait plus de droits, mais simplement des devoirs, car on se priverait soi-même par là du droit de faire un contrat, et ainsi un pareil contrat se détruirait lui-même.
De cette égalité des hommes dans l'État comme sujets de cet État résulte encore cette formule : Tout membre de l'État doit pouvoir parvenir à toutes les positions (que peut occuper un sujet) où peuvent l'élever son talent, son activité et sa bonne fortune ; et ses concitoyens ne peuvent lui faire obstacle par une prérogative héréditaire (comme privilégiés pour un certain rang) et le retenir éternellement au-dessous d'eux, lui et sa postérité.
En effet, comme tout droit consiste simplement dans cette restriction imposée à la liberté de tout autre, qu'elle puisse s'accorder avec la mienne suivant une loi générale, et comme le droit public (dans un État) est simplement le régime réel d'une législation conforme à ce principe et revêtue de la puissance nécessaire, en vertu duquel tous ceux qui font partie d'un peuple jouissent comme sujets d'un état juridique en général (status juridicus), c'est-à-dire d'un état d'égalité dans l'action et l'action et la réaction des volontés se limitant réciproquement, conformément à la loi de la liberté générale (ou ce que l'on appelle l'état civil) : le droit inné[24] de chacun dans cet état (c'est-à-dire le droit qu'il possède antérieurement à tout acte juridique de sa part, relativement à la faculté de contraindre tout autre à ne jamais faire usage de sa liberté que dans les limités où elle peut s'accorder avec la sienne, ce droit est absolument égal pour tous. Or, comme la naissance n'est nullement le fait[25] de celui qui naît, et que par conséquent elle n'entraîne pour lui aucune inégalité dans l'état juridique, et aucune soumission à des lois de contrainte autre que celle qu'il partage avec
tous les autres comme sujet d'une unique et suprême puissance législative, elle ne peut donner à aucun membre de la république aucune prérogative innée sur tout autre concitoyen ; et personne ne peut transmettre par voie de succession à ses descendants la prérogative du rang qu'il occupe dans l'État, et par conséquent, comme si sa naissance lui donnait la qualité de la noblesse, empêcher les autres par la force de s'élever par leur propre mérite aux degrés les plus élevés de la hiérarchie (du superior et de l'inferior, mais dont aucun n'est imperans, pendant que l'autre est subjectus). Il peut léguer du reste tout ce qui est chose (ne touche pas la personnalité), tout ce qui peut être acquis comme une propriété et aliéné par lui, et c'est ainsi que dans la postérité s'établit une notable inégalité de position de fortune entre les membres d'une république (comme entre le mercenaire et celui qui le paye, entre le propriétaire foncier et le valet de charrue, etc.) ; mais il ne peut empêcher personne, lorsque son talent, son activité ou sa bonne fortune le lui permet, de s'élever à la même position que lui : Car autrement il aurait la faculté de contraindre sans pouvoir être lui-même contraint à son tour par l'action des autres, et il sortirait du rang de concitoyen. -- Aucun homme, vivant dans l'état juridique d'une société civile, ne peut non plus descendre de cette égalité que par sa propre faute, mais jamais par l'effet d'un contrat ou de la guerre (occupatio bellica) ; car nul acte juridique (soit personnel, soit étranger) ne peut faire qu'il cesse d'être lui-même et qu'il tombe au rang d'une sorte d'animal domestique, dont on se sert pour tous les usages que l'on veut, et que l'on garde, sans son consentement, aussi longtemps qu'on le désire, à la seule condition (laquelle est quelquefois d'ailleurs, comme chez les Indiens, sanctionnée par la religion même) qu'on ne l'estropiera pas et qu'on ne le tuera pas. Tout citoyen peut être heureux dans toute condition, pourvu qu'il sache qu'il dépend de lui-même (de son pouvoir ou de sa sérieuse volonté), ou de circonstances dont il ne peut rejeter la responsabilité sur personne, mais non de l'irrésistible volonté d'autrui, de s'élever au même degré que d'autres qui, étant sujets comme lui, n'ont, en ce qui concerne le droit, aucun avantage sur lui[26].
III. Indépendance (sibisufficientia) de tout membre de l'État comme citoyen, c'est-à-dire comme co-législateur. Au point de vue de la législation même tous ceux qui sont libres et égaux sous des lois publiques déjà existantes doivent être estimés égaux, quoiqu'ils ne le soient pas quant au droit de donner ces lois. Ceux qui ne sont pas susceptibles de posséder ce
droit sont pourtant assujettis, comme membres de l'État, à l'accomplissement de ces lois, et ils participent ainsi à la protection qu'elles assurent, non pas comme citoyens, mais comme associés pour une commune protection[27]. -- Tout droit, en effet, dépend des lois. Or une loi publique qui détermine pour tous ce qui doit être juridiquement permis ou défendu est l'acte d'une volonté publique, de laquelle découle tout droit, et qui par conséquent ne doit pouvoir faire elle-même d'injustice à personne. Mais il ne peut y avoir ici d'autre volonté que celle du peuple entier (où tous prononcent pour tous et par conséquent chacun pour soi-même), car personne ne peut se faire d'injustice à soi-même. Si l'on suppose en effet une autre volonté, la simple volonté d'une personne étrangère ne peut décider pour lui que ce qui pourrait n'être pas injuste, et par conséquent sa loi exigerait encore une autre loi qui limitât sa législation ; il ne peut donc y avoir de volonté particulière qui donne des lois à un État. (A proprement parler, les idées de la liberté extérieure, de l'égalité et de l'unité de la volonté de tous, concourent à former celle de l'État, et la dernière, exigeant un vote, alors que les deux premières sont réunies, a pour condition l'indépendance. On nomme cette loi fondamentale, qui ne peut émaner que de la volonté générale (collective) du peuple, un contrat originaire.
Celui qui a le droit de suffrage dans cette législation est un citoyen et non pas seulement un bourgeois[28] La seule qualité nécessaire pour cela, outre la condition naturelle (qui exclut les enfants et les femmes), est qu'on soit son propre maître (sui juris), par conséquent qu'on ait quelque propriété[29] (ce qu'on peut étendre aussi à toute espèce d'art, de métier, de beaux-arts ou de sciences) qui vous nourrisse, c'est-à-dire que, dans tous les cas où il faut acquérir quelque chose d'autrui pour vivre, on l'acquière uniquement par l'échange de ce qui est sien[30], et non par la permission donnée à d'autres de faire usage de ses forces, en un mot que l'on ne serve que l'État dans le sens propre de ce terme. Or les artisans et les grands (ou petits) propriétaires de biens sont tous égaux entre eux, c'est-à-dire que chacun n'a droit qu'à une voix. En effet, pour ce qui est des derniers, sans soulever ici la question de savoir comment il a pu se faire justement que quelqu'un ait reçu en propre plus de terre qu'il n'en peut faire valoir luimême de ses mains (car l'acquisition due à l'occupation militaire n'est pas une première acquisition), et comment il est arrivé que beaucoup
d'hommes, qui tous auraient pu sans cela acquérir un état de possession durable, ont été conduits par là à se faire les simples serviteurs d'autrui pour pouvoir vivre, il serait déjà contraire au principe d'égalité précédemment indiqué qu'une loi accordât au rang de certains propriétaires un tel privilège, qu'ou bien leurs descendants dussent toujours rester de grands propriétaires de biens (féodaux), sans que ces biens pussent être vendus ou partagés par voie de succession et devenir ainsi utiles à un plus grand nombre d'individus dans le peuple, ou bien qu'en cas de partage, personne ne pût en acquérir quelque chose, si ce n'est celui qui appartient à une certaine classe d'hommes doués pour cela d'un privilège arbitraire. Le grand propriétaire foncier anéantit autant de voix qu'il pourrait y avoir de petits propriétaires à sa place ; il ne vote donc pas en leur nom et par conséquent il n'a que sa voix. -- Comme ce doit être une chose qui dépende uniquement du talent, de l'activité et du bonheur de chaque membre de la république, que chacun puisse acquérir une partie des biens et tous le tout, mais que l'on ne saurait tenir compte de cette distinction dans la législation générale, il faut déterminer le nombre de ceux qui ont droit de suffrage en matière de législation, d'après les têtes de ceux qui sont en état de possession, et non d'après la grandeur des possessions.
Mais il faut aussi que ceux qui ont ce droit de suffrage s'accordent tous pour décréter cette loi de la justice publique, car autrement il s'élèverait entre ceux qui ne seraient pas d'accord là-dessus et les autres une querelle de droit qui, pour être vidée, aurait elle-même besoin d'un principe de droit plus élevé. Si donc on ne peut attendre cela de tout un peuple, et si par conséquent la pluralité des voix, et encore (comme il arrive dans un grand peuple) non pas directement des votants, mais de ceux qui sont délégués pour cela comme représentants du peuple, est la seule chose que l'on puisse espérer obtenir, le principe qui veut que l'on se contente de cette pluralité, doit être, comme une chose acceptée par le consentement universel et par conséquent par un contrat, le principe suprême de l'établissement d'une constitution civile.
D'UN LIEU COMMUN
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Corollaire
Voilà donc un contrat originaire, et c'est sur lui seul qu'on peut fonder parmi les hommes une constitution civile et par conséquent entièrement juridique, et instituer un État. -- Mais ce contrat (nommé contractus originarius ou pactum sociale), comme coalition de toutes les volontés particulières et privées d'un peuple en vue d'une volonté commune et publique (ayant pour but une législation purement juridique), il n'est nullement nécessaire de le présupposer comme fait[31] (et cela même n'est pas possible), comme s'il était besoin avant tout de prouver par l'histoire qu'un peuple, dans les droits et les obligations duquel nous sommes entrés comme postérité, a réellement accompli autrefois un acte de ce genre et qu'il nous en a laissé, oralement ou par écrit, un avis certain ou un document, qui nous permet de nous croire liés à une constitution civile déjà existante. Ce n'est là qu'une pure idée de la raison, mais une idée qui a une réalité (pratique) incontestable, en ce sens qu'elle oblige tout législateur à dicter ses lois de telle sorte qu'elles aient pu émaner de la volonté collective de tout un peuple, et tout sujet, en tant qu'il veut être citoyen, à se considérer comme s'il avait concouru à former une volonté de ce genre. Car telle est la pierre de touche de la légitimité de toute loi publique. Si en effet la loi est de telle nature qu'il soit impossible d'admettre que tout un peuple puisse y donner son assentiment (comme si elle décide par exemple qu'une certaine classe de sujets devra posséder héréditairement les privilèges d'une haute noblesse), elle n'est pas juste ; mais, dès qu'il est possible qu'un peuple y donne son assentiment, c'est alors un devoir de tenir la loi pour juste, quand même on supposerait que le peuple serait maintenant dans une
telle situation ou dans une telle disposition d'esprit que, si on le consultait à cet égard, il refuserait vraisemblablement son adhésion[32].
Mais cette restriction n'a évidemment de valeur qu'au jugement du législateur et non au jugement du sujet. Si donc un peuple juge, non sans beaucoup de vraisemblance, qu'il perd son bonheur sous une certaine législation actuellement existante, qu'a-t-il à faire ? Ne doit-il pas résister ? La réponse ne peut être autre que celle-ci : il n'a autre chose à faire qu'à obéir. En effet, il ne s'agit pas ici du bonheur que les sujets peuvent attendre de l'établissement ou du gouvernement d'un État, mais d'abord simplement du droit qu'il doit garantir à chacun ; c'est là le principe suprême d'où doivent découler toutes les maximes qui concernent un État, et ce principe n'est limité par aucun autre. Quant au bonheur, nul principe universellement valable ne peut être ici donné pour loi. En effet, les opinions très contraires et en même temps toujours variables que les hommes se font de leur bonheur, que chacun place où il l'entend (où il doit le placer, c'est ce que l'on ne peut prescrire à personne), ainsi que les circonstances au milieu desquelles ils se trouvent, rendent impossible ici tout principe fixe et ne permettent pas de faire du bonheur tout seul un principe de législation. La proposition : Salus publica suprema civitatis lex est, conserve intacte sa valeur et son autorité ; mais le salut public, qu'il faut prendre d'abord en considération, est justement cette constitution légale qui assure à chacun sa liberté au moyen des lois, et qui lui permet de chercher son bonheur par tous les moyens qui lui semblent bons, pourvu qu'il ne porte pas atteinte à la liberté légitime de tous les autres citoyens, et par conséquent à leur droit.
Lorsque le pouvoir suprême donne des lois qui ont directement pour but le bonheur (le bien-être des citoyens, la population, etc.), il ne les donne pas comme le but de l'établissement d'une constitution civile, mais simplement comme le moyen d'assurer l'état juridique, surtout contre les ennemis extérieurs du peuple. Le chef de l'État doit avoir le droit de juger lui-même et seul si la prospérité de la république exige qu'il prenne des mesures de ce genre, pour en assurer les forces et la vigueur aussi bien à l'intérieur que contre les ennemis extérieurs ; il ne s'agit pas de rendre en quelque sorte le peuple heureux contre sa volonté, mais seulement de faire qu'il existe comme État[33]. Dans cette sorte de jugements sur ce qu'il est ou non prudent de faire en vue de cette règle, le législateur peut fort bien se tromper, mais non pas quand il se demande si la loi est conforme ou non au
principe du droit, car il a ici un critérium infaillible, et cela a priori, dans cette idée du contrat originaire (et il n'a pas besoin, comme quand il s'agit du principe du bonheur, d'attendre que l'expérience commence par l'instruire sur la valeur de ses moyens). En effet, pourvu qu'on puisse admettre sans contradiction que tout un peuple s'accorde sur cette loi, elle a beau lui paraître dure, elle est conforme au droit. Or, dès qu'une loi est conforme au droit et que par conséquent elle est irrépréhensible[34]de ce côté, elle implique le droit de contrainte, et, d'une autre part, la défense de résister de fait à la volonté du législateur ; c'est-à-dire que le pouvoir de l'État, qui donne à la loi son effet, est irrésistible[35], et qu'il n'y a pas d'état juridique capable de subsister sans une pareille puissance, qui comprime toute résistance intérieure, car la maxime, d'après laquelle cette résistance aurait lieu, généralisée, détruirait toute constitution civile et anéantirait le seul état où les hommes puissent être en possession de leurs droits.
Il suit de là que toute résistance à la puissance législative suprême, toute révolte, traduisant en acte le mécontentement des sujets, tout soulèvement ayant le caractère d'une rébellion est le crime le plus grand et le plus condamnable que l'on puisse commettre dans un État, car il en ébranle les fondements. Et cette défense est absolue ; aussi, quand même ce pouvoir ou son agent, le chef suprême de l'État, aurait été jusqu'à violer le contrat primitif, et se serait privé, aux yeux des sujets, du droit d'être législateur, en rendant le gouvernement tyrannique, aucune résistance ne serait encore permise aux sujets, à titre de représailles. La raison en est que, dans une constitution civile déjà existante, le peuple n'a plus, aux yeux de la loi, le droit de juger comment cette constitution doit être gérée. Car, si l'on suppose qu'il a ce droit et que son jugement soit contraire à celui du chef réel de l'État, qui décidera de quel côté est le droit ? Aucune des deux parties ne le peut faire, comme étant juge en sa propre cause. Il faudrait donc qu'il y eut encore, au-dessus du souverain, un souverain qui décidât entre lui et le peuple, ce qui est contradictoire. -- On ne peut non plus invoquer ici une sorte de droit de nécessité (jus in casu necessitatis), qui d'ailleurs, comme prétendu droit de commettre une injustice, en cas d'urgence (physique) extrême, est un non-sens[36], et livrer au peuple la clef de la barrière qui arrête son pouvoir arbitraire. Car le chef de l'État peut
chercher la justification de sa dure conduite à l'égard des sujets dans leur indocilité, tout comme ceux-ci peuvent croire justifier leur révolte contre lui en se plaignant de leurs injustes souffrances. Or qui décidera ici ? Celui qui est en possession suprême de l'administration de la justice publique, et c'est justement le chef de l'État, celui-là seul peut le faire, et par conséquent personne dans l'État ne peut avoir le droit de lui disputer cette possession.
Pourtant je trouve des hommes respectables qui accordent dans certaines circonstances aux sujets le droit de résister à leur chef ; je ne citerai parmi eux qu'un auteur extrêmement circonspect, réglé et réservé dans ses doctrines sur le droit naturel, Achenwall[37]. Il dit : « Si le danger qu'on fait courir à l'État en souffrant trop longtemps l'injustice du souverain est plus grand que celui qu'on peut craindre d'un appel aux armes contre lui, alors le peuple peut lui résister, s'écarter, pour défendre son droit, de la soumission exigée par son contrat, et le détrôner comme un tyran, » Et il en conclut que le peuple retourne de cette manière (relativement à ses précédents) à l'état de nature.
Je croirais volontiers que ni Achenwall, ni aucun des hommes honnêtes qui ont raisonné sur ce sujet de la même manière que lui, n'auraient pas, le cas échéant, conseillé ou approuvé d'aussi périlleuses entreprises ; et il ne me paraît guère douteux que, si les soulèvements auxquels la Suisse, les Pays-Bas ou même la Grande-Bretagne doivent leur constitution actuelle, qui passe pour si heureuse, avaient échoué, ceux qui en liraient l'histoire ne verraient dans le supplice de leurs auteurs, aujourd'hui si vantés, que le châtiment dû à de grands criminels d'État. C'est qu'en effet, la considération du résultat entre habituellement dans nos jugements sur les principes du droit, quoique le résultat soit chose incertaine, tandis que les principes du droit sont très certains. Or il est clair que, en ce qui concerne ces principes, -- quand même on admettrait que par un soulèvement de ce genre on ne commettrait aucune injustice à l'égard du souverain du pays (qui aurait violé un pacte réel, conclu avec le peuple dans une joyeuse entrée)[38], -- le peuple par cette façon de revendiquer son droit, commet une très grande injustice ; car (érigée en maxime) elle rend incertaine toute constitution civile et ramène à l'état de pure nature (status naturalis), où tout droit cesse au moins d'avoir son effet. Je veux seulement remarquer que ce penchant qui porte tant d'auteurs bien-pensants à prendre la défense du peuple (à son détriment), vient en partie de l'illusion habituelle qui
consiste, quand il est question du principe du droit, à y substituer dans ses jugements celui du bonheur, et en partie aussi de ce que, là où on ne peut trouver aucun acte d'un contrat réellement proposé au peuple, accepté par son souverain et sanctionné par tous les deux, on prend l'idée d'un contrat originaire, qui est toujours un principe de la raison, pour celle de quelque chose qui doit réellement avoir eu lieu, et l'on pense ainsi conserver toujours au peuple le droit de s'en écarter à son gré, lorsqu'il s'y croit autorisé par quelque violation grave, mais dont lui-même est juge[39].
On voit clairement ici que même dans le droit civil le principe du bonheur (à proprement parler, le bonheur n'est susceptible d'aucun principe déterminé) est tout aussi funeste que dans la morale, même en l'entendant dans le sens le plus favorable qu'aient en vue ceux qui l'enseignent. Le souverain veut rendre le peuple heureux d'après ses idées, et il devient despote ; le peuple ne veut pas se laisser enlever le droit qu'ont tous les hommes d'être heureux à leur manière, et il devient rebelle. Si l'on avait demandé avant tout ce que veut le droit[40] (dont les principes sont établis a priori et où l'empirisme n'a rien avoir), l'idée du contrat social se serait montré avec son incontestable autorité, non pas comme un fait (sans lequel Danton veut que l'on tienne pour nuls et non avenus tous les droits qui se trouvent dans la constitution civile actuellement existante et toute propriété), mais seulement comme un principe rationnel, d'après lequel il faut juger toute constitution juridique et publique en général. Et l'on verrait alors que, avant que la volonté générale n'existe, le peuple ne possède aucun droit de contrainte vis-à-vis, de son souverain, puisqu'il ne peut exercer de contrainte juridique que par son moyen, et que, dès que cette volonté existe, il n'a encore aucune contrainte à exercer contre lui, puisqu'il serait alors le souverain maître, et que par conséquent le peuple n'a jamais droit de contrainte (de résistance, soit en parole, soit en action), contre le chef suprême de l'État.
Nous voyons d'ailleurs cette théorie suffisamment confirmée par la pratique. Si nous consultons la constitution de la Grande-Bretagne, que le peuple estime un modèle pour tout le monde, nous trouvons qu'elle passe tout à fait sous silence le droit qu'aurait le peuple dans le cas où le monarque transgresserait le contrat de 1688, et que par conséquent, si elle se réserve la rébellion contre lui, dans le cas où il viendrait à la violer, c'est secrètement, puisqu'il n'y a point de loi à ce sujet. Car que la constitution
contienne pour ce cas une loi qui autorise à renverser la constitution existante, d'où dérivent toutes les lois particulières (supposé même que le contrat soit violé), c'est là une évidente contradiction, puisqu'il faudrait alors qu'elle contînt un contre-pouvoir publiquement constitué[41], et que par conséquent il y eût encore un second chef de l'État, qui défendît les droits du peuple contre le premier, et ensuite un troisième qui décidât entre les deux de quel côté est le droit. -- Aussi ces directeurs du peuple (ou, si l'on veut, ces tuteurs), craignant une pareille accusation, si leur entreprise venait à échouer, ont-ils mieux aimé imputer faussement[42] au monarque, effrayé par eux, une abdication volontaire que s'attribuer le droit de le déposer, ce qui eût mis la constitution en contradiction évidente avec ellemême.
Comme on ne me fera certainement pas, au sujet de ces assertions, le reproche de trop flatter les monarques, en leur attribuant cette inviolabilité, j'espère aussi qu'on m'épargnera celui de me montrer trop favorable au peuple, en disant qu'il n'en a pas moins des droits inaliénables sur le souverain, quoique ces droits ne puissent être des droits de contrainte.
Hobbes est de l'opinion contraire. Suivant lui (De cive, cap. 7, § 14), le chef de l'État n'est obligé à rien envers le peuple par contrat, et il ne peut commettre d'injustice envers les citoyens (quoi qu'il décide à leur égard). -- Cette proposition serait tout à fait exacte, si par injustice on entendait une lésion qui donnât à l'offensé un droit de contrainte contre celui qui commet une injustice à son égard ; mais, prise ainsi en général, c'est une horrible proposition.
Le sujet qui n'est pas indocile doit pouvoir admettre que son souverain ne veut pas lui faire d'injustice. Par conséquent, comme tout homme a aussi ses droits imprescriptibles qu'il ne peut jamais abdiquer, quand même il le voudrait, et dont il a lui-même le droit de juger, mais que ce qu'il regarde comme une injustice qui lui est faite ne peut provenir, dans cette supposition, que d'une ignorance du souverain pouvoir sur certains effets des lois, il faut accorder au citoyen, et cela avec l'autorisation du souverain lui-même, la faculté de faire connaître publiquement ce qui, dans les décrets de ce pouvoir, lui semble être une injustice envers l'État. Car admettre que le souverain ne puisse pas même se tromper ou ignorer quelque chose, c'est en faire un être inspiré d'en haut et supérieur à l'humanité. La liberté
d'écrire[43] -- retenue dans les limites du respect et de l'amour pour la constitution sous laquelle on vit par les sentiments libéraux que cette constitution même inspire aux sujets (en telle sorte que les plumes se bornent réciproquement d'elles-mêmes, afin de ne pas perdre cette liberté), -- voilà donc l'unique palladium des droits du peuple. Vouloir lui refuser même cette liberté, ce n'est pas seulement lui enlever tout droit relativement au souverain (comme le veut Hobbes), mais c'est enlever à ce dernier, dont la volonté, par cela seul qu'elle représente la volonté générale du peuple, donne des ordres aux sujets comme à des citoyens, toute connaissance de ce qu'il corrigerait lui-même, s'il était instruit, et c'est ainsi le mettre en contradiction avec lui-même. Mais inspirer au souverain la crainte que la liberté de dire hautement sa pensée n'excite des troubles dans l'État, c'est éveiller en lui de la défiance à l'endroit de son propre pouvoir, ou même de la haine contre son peuple.
Le principe général, en vertu duquel un peuple a ce droit négatif, c'est-àdire le droit de juger simplement ce qui, dans la législation suprême, pourrait être considéré comme n'étant pas décrété avec la meilleure volonté possible, est contenu dans cette proposition : ce qu'un peuple ne peut pas décider pour lui-même, le législateur ne peut pas non plus le décider pour le peuple.
S'agit-il par exemple de savoir si une loi, qui prescrit comme devant durer toujours une certaine constitution ecclésiastique une fois établie, peut être regardé comme émanant de la propre volonté du législateur (comme conforme à son intention). Qu'on se demande d'abord si un peuple peut se faire une loi décrétant que certains dogmes de foi et certaines formes extérieures de religion, une fois acceptées, doivent toujours subsister, et par conséquent s'il peut s'interdire à lui-même, dans sa postérité, de pousser plus avant ses idées religieuses ou de réformer ses anciennes erreurs. Or il est clair qu'un contrat originaire du peuple, qui érigerait cela en loi, serait de soi nul et non avenu, car il irait contre la destination et la fin de l'humanité. Donc une telle loi ne peut pas être considérée comme la volonté propre du monarque, et l'on peut par conséquent lui adresser des représentations à ce sujet. -- Dans tous les cas, si quelque chose de pareil était décrété par la législation suprême, chacun pourrait sans doute le juger publiquement, mais sans jamais faire appel à une résistance qui se manifestât par des paroles ou par des actes.
Il doit y avoir dans toute république une obéissance au mécanisme de la constitution civile qui se fonde sur des lois de contrainte (lesquelles vont au tout), mais en même temps un esprit de liberté, puisque, en ce qui touche le devoir général des hommes, chacun a besoin d'être convaincu par la raison que cette contrainte est légitime, et qu'elle ne tombe pas en contradiction avec elle-même. L'obéissance sans la liberté est la cause occasionnelle de toutes les sociétés secrètes. Car c'est un penchant naturel chez les hommes de se communiquer leurs idées, surtout sur ce qui les concerne en général ; ces sociétés tomberaient donc d'elles-mêmes, si cette liberté était favorisée. Et par quel autre moyen le gouvernement peut-il acquérir la connaissance de ce qu'il a besoin de savoir pour remplir sa propre mission, s'il ne laisse pas se manifester l'esprit de liberté si respectable dans son origine et dans ses effets ?
* * *
Nulle part la pratique, qui néglige tous les principes de la raison pure, ne proclame avec plus d'arrogance sa supériorité sur la théorie que dans la question des conditions qu'exige une bonne constitution civile. La cause en est qu'une constitution légale, existant depuis longtemps, accoutume peu à peu le peuple à juger son bonheur ainsi que ses droits d'après l'état où tout a suivi jusque-là un paisible cours, au lieu de l'estimer lui-même d'après les idées que la raison nous donne de ces deux choses, et à préférer toujours cet état passif au danger d'en chercher un meilleur (car on peut appliquer ici ce qu'Hippocrate conseille aux médecins de prendre en considération : judicium anceps, experimentum periculosum). Or, comme toutes les constitutions existantes depuis assez longtemps, quelques défauts qu'elles puissent avoir d'ailleurs, donnent ici, malgré leur variété, le même résultat, c'est-à-dire que l'on est toujours satisfait de celle dans laquelle on vit, aucune théorie n'a de valeur, lorsque l'on considère le bien-être du peuple[44], mais tout dépend d'une pratique qui obéit à l'expérience.
Mais, s'il y a dans la raison quelque chose qui réponde à ce qu'exprime le mot droit civil, et si cette idée a pour les hommes, qui sont entre eux en antagonisme par leur liberté, une force obligatoire, par conséquent une réalité objective (pratique), indépendamment de toute considération du bien ou du mal physique qui en peut résulter pour eux (et dont la connaissance repose uniquement sur l'expérience), elle se fonde sur des principes a priori
(car l'expérience ne peut enseigner ce que c'est que le droit), et il y a une théorie du droit civil, en dehors de laquelle toute pratique est sans valeur.
Or on ne peut rien opposer à cela, sinon que, quand même les hommes auraient dans l'esprit l'idée des droits qui leur appartiennent, ils seraient incapables et indignes, à cause de la dureté de leur coeur, d'être traités d'après cette règle, et que par conséquent ils ont besoin d'être maintenus dans l'ordre par un pouvoir suprême qui se conduise uniquement d'après les règles de la prudence. Mais que l'on songe aux suites de ce coup de désespoir (salto mortale) : dès qu'il ne s'agit plus de droit, mais seulement de pouvoir, le peuple peut bien aussi faire sentir le sien et rendre ainsi incertaine toute constitution légale. S'il n'y a pas quelque chose qui oblige immédiatement au respect (comme les droits de l'homme), toutes les influences sur la volonté des hommes sont alors impuissantes à dompter leur liberté. Mais si, à côté de la bienveillance, le droit parle haut, la nature humaine n'est pas tellement dégradée qu'elle ne puisse entendre sa voix avec un profond respect.
Tum pletate gravem ac meritis si fortè virum quem Conspexere, silent arectisque auribus adstant. VIRGILE.
D'UN LIEU COMMUN
Table des matières Liste générale des titres
III. Du rapport de la théorie à la pratique dans le droit des gens, considéré sous le point de vue
d'une philanthropie universelle, c'est-à-dire sous un point de vue cosmopolitique
[45]
(Contre Moses Mendelssohn)
Faut-il aimer l'espèce humaine en général, ou bien est-ce un objet que l'on doive regarder avec défiance, auquel on souhaite sans doute (pour ne pas tomber dans la misanthropie) tout le bien possible, mais dont il n'y ait jamais aucun bien à attendre, et dont par conséquent il vaille mieux détourner les yeux ? La réponse à cette question dépend elle-même de celle que l'on fera à cette autre : Y a-t-il dans la nature humaine des dispositions qui puissent faire espérer que l'espèce ira toujours s'améliorant et que le mal des temps présents et passés se perdra dans le bien de l'avenir ? Car alors nous pouvons aimer l'espèce au moins pour son progrès continu vers le bien ; autrement il faudrait la haïr et la mépriser, quoi qu'en puissent dire ceux qui affectent une philanthropie universelle (laquelle ne serait alors tout au plus que de la bienveillance, mais non pas de l'amour). En effet, ce qui est et reste mal, surtout lorsqu'il s'agit de la violation volontaire et réciproque des droits les plus saints de l'humanité, on ne peut s'empêcher de le haïr, -- quelque effort que l'on fasse pour se contraindre à aimer les hommes, -- non qu'on leur veuille pour cela du mal, mais on voudrait avoir affaire à eux le moins possible.
Moses Mendelssohn admet (Jérusalem, 2me section, p. 44-47) la dernière opinion, qu'il oppose à l'hypothèse de son ami Lessing, d'une éducation
divine de l'espèce humaine. C'est, selon lui, une chimère de croire « que l'ensemble des hommes, que l'humanité ici-bas doive toujours marcher en avant et se perfectionner avec la suite des temps. -- Nous voyons en somme, dit-il, l'espèce humaine avoir de légères oscillations ; mais elle ne fait jamais quelques pas en avant sans retourner bientôt après à son état précédent avec une vitesse redoublée. » (Il en est de cela comme du rocher de Sisyphe ; et, de cette manière, on regarde la terre, avec les Indiens, comme un lieu où l'on expie d'anciens péchés dont on ne se souvient même plus). -- « L'homme progresse, mais l'humanité oscille constamment entre des bornes déterminées ; et, prise en général, elle conserve à toutes les époques à peu près le même degré de moralité, la même mesure de religion et d'irréligion, de vertu et de vice, de bonheur ( ?) et de misère. » -- Il prépare ces assertions (p. 46) en disant : « Voulez-vous deviner les desseins de la Providence sur l'humanité ? Ne faites pas d'hypothèses (ce qu'il avait appelé d'abord de la théorie) ; regardez seulement autour de vous ce qui se passe réellement ; et, si vous pouvez jeter un coup d'oeil sur l'histoire de tous les temps, voyez ce qui est toujours arrivé. Ce sont là des choses de fait ; elles doivent rentrer dans le dessein et avoir été approuvées ou du moins comprises dans le plan de la sagesse divine. »
Je suis d'une autre opinion. -- Si c'est un spectacle digne de Dieu que celui d'un homme vertueux luttant contre l'adversité et les tentations du mal sans se laisser vaincre, c'en est un souverainement indigne, je ne dirai pas de la divinité, mais même de l'homme le plus ordinaire, pourvu qu'il pense bien, de voir l'espèce humaine faire de période en période des progrès vers la vertu et bientôt après retomber aussi avant dans le vice et la misère. Il peut être émouvant et instructif de regarder un temps cette tragédie ; mais il faut que le rideau tombe à la fin. Car à la longue la pièce dégénère en bouffonnerie ; et, quoique les acteurs ne s'en lassent pas, parce qu'ils sont fous, il n'en est pas de même du spectateur, qui a assez de tel ou tel acte, quand il a quelque sujet d'admettre que la pièce, ne devant jamais avoir de dénouement, est éternellement la même. La punition qui arrive au dénouement peut bien, quand il s'agit d'un simple spectacle, corriger les sensations pénibles produites par le cours de la pièce. Mais que des vices sans nombre (même entremêlés de vertus) s'amoncèlent dans la réalité, pour qu'il y ait dans la suite un châtiment plus considérable, c'est ce qui, du moins d'après nos idées, est contraire à la moralité même d'un sage auteur et maître du monde.
J'admettrai donc que, comme l'espèce humaine est continuellement en progrès quant à la culture, qui est la fin naturelle de l'humanité, elle doit être aussi en progrès vers le bien quant à la fin morale de son existence, et que, si ce progrès peut être parfois interrompu[46], il ne peut jamais être
[47] entièrement arrêté . Je n'ai pas besoin de prouver cette supposition ; c'est à l'adversaire à faire la preuve. Je m'appuie, en effet, sur un devoir inné en moi, comme en chaque membre de la série des générations, -- à laquelle j'appartiens (comme homme en général), sans être, sous le rapport des qualités morales exigées de moi, aussi bon que je le devrais et par conséquent que je le pourrais, -- sur le devoir de travailler à rendre la postérité meilleure (ce dont il faut par conséquent aussi admettre la possibilité), de telle sorte que ce devoir puisse se transmettre régulièrement d'un membre de chaque génération à l'autre. Que l'on tire de l'histoire autant de doutes que l'on voudra contre mes espérances : si ces raisons étaient concluantes, elles pourraient me déterminer à renoncer à des efforts vains en apparence ; mais, tant que cela ne peut être rendu absolument certain, je ne puis convertir le devoir (c'est-à-dire quelque chose de liquidum) en cette règle de prudence qui me détournerait de travailler à une chose impraticable (ce qui est quelque chose d'illiquidum, car c'est là une pure hypothèse) ; et, si incertain que je puisse toujours être et rester sur la question de savoir s'il y a un mieux à espérer pour l'espèce humaine, cela ne peut nuire en rien à la maxime et par conséquent à la supposition qu'elle entraîne nécessairement au point de vue pratique, à savoir que ce mieux est possible.
Cette espérance de temps meilleurs, sans laquelle un sérieux désir de faire quelque chose d'avantageux pour le bien général n'aurait jamais échauffé le coeur de l'homme, a toujours eu de l'influence sur les travaux des esprits bien faits, et le bon Mendelssohn aurait dû y rapporter l'ardeur avec laquelle il a travaillé à l'instruction et à la postérité de la nation à laquelle il appartient. Car d'y travailler lui seul, sans que d'autres après lui pussent aller plus loin dans la même voie, c'est ce qu'il ne pouvait raisonnablement espérer. Au milieu du triste spectacle des maux que des causes naturelles répandent sur l'espèce humaine, et surtout de ceux que les hommes se font les uns aux autres, l'âme est rassérénée par l'espoir d'un meilleur avenir ; pourtant cet espoir est bien désintéressé de notre part, car nous serons alors depuis longtemps dans la tombe et nous ne récolterons
pas les fruits que nous aurons en partie semés nous-mêmes. Les arguments empiriques que l'on peut élever contre le succès des desseins que l'espérance fait entreprendre ne prouvent rien ici. Car de ce qu'une chose n'a pas réussi jusque-là, on ne peut en conclure qu'elle ne réussira jamais, et l'on n'est pas fondé pour cela à renoncer à un but pragmatique ou technique (comme par exemple de se diriger dans l'air au moyen des aérostats), encore moins à un but moral, qui est un devoir tant qu'on ne peut démontrer l'impossibilité de l'atteindre. D'ailleurs il y a maintes raisons de croire que l'espèce humaine, en somme, a réellement fait dans notre siècle, en comparaison même de tous les précédents, de remarquables progrès dans la voie du bien moral (de courts moments d'arrêt ne prouvent rien contre cela) ; et les plaintes que l'on fait entendre sur la décadence sans cesse croissante de l'espèce humaine viennent justement de ce que, à mesure qu'on s'élève d'un degré dans la moralité, on la voit encore plus loin de soi, et que les jugements que l'on porte sur ce que l'on est, en se comparant à ce que l'on devrait être, et par conséquent les reproches que l'on s'adresse sont d'autant plus sévères qu'on a déjà franchi, dans l'ensemble du cours des choses, tel que nous le connaissons, un plus grand nombre de degrés de moralité.
Que si l'on demande par quel moyen ce progrès continu vers le bien peut être obtenu et même accéléré, on verra aussitôt que ce résultat qui s'étend à l'infini dépend moins de ce que nous faisons (par exemple de l'éducation que nous donnons à la jeunesse) et de la méthode que nous devons suivre pour l'opérer, que de ce que la nature humaine peut faire en nous et avec nous, pour nous contraindre à entrer dans une voie dont nous ne nous accommoderions pas volontiers par nous-mêmes. En effet, c'est d'elle seule ou plutôt (puisque l'accomplissement de cette fin exige une souveraine sagesse) c'est de la Providence seule que nous pouvons attendre un résultat qui embrasse le tout et du tout descende aux parties, tandis que, au contraire, les hommes dans leurs plans ne procèdent que des parties et y demeurent constamment, et que, s'ils peuvent étendre leurs idées jusqu'au tout, ils ne sauraient étendre jusque-là leur influence, car c'est quelque chose de trop grand pour eux. Ajoutez surtout que, comme ils se contrarient les uns les autres dans leurs plans, ils parviendraient difficilement à s'accorder de leur plein gré pour ce but.
De même que la violence étrangère et les maux qu'elle amène finiraient par déterminer un peuple à se soumettre à la contrainte, que la raison même
lui prescrit comme un moyen, c'est-à-dire à la loi publique, et à entrer dans [48]
une constitution civile , ainsi les maux qui résultent des guerres continuelles, au moyen desquelles les États à leur tour cherchent à empiéter ou à étendre leur domination les uns sur les autres, doit les conduire à la fin,
[49] même malgré eux, à entrer dans une constitution cosmopolitique ; ou, comme un tel état, en garantissant une paix universelle, est d'un autre côté (ainsi qu'on l'a vu plus d'une fois par l'exemple de puissances trop grandes) dangereux pour la liberté, car il amène le plus effroyable despotisme, cette nécessité doit les pousser, non pas à former une république cosmopolitique régie par un souverain, mais à fonder un état juridique de fédération sur un droit des gens stipulé en commun.
En effet, comme la culture croissante des États et avec elle le penchant toujours croissant aussi de s'agrandir aux dépens des autres par la ruse et la violence doivent multiplier les guerres et occasionner toujours des dépenses plus considérables, car ils exigent des armées toujours plus nombreuses (dont la solde est permanente), qu'il faut tenir sur pied, discipliner et munir d'une quantité toujours plus grande d'instruments de guerre, tandis que le prix de toutes les choses nécessaires à nos besoins va sans cesse croissant, sans que l'on puisse espérer un accroissement proportionnel dans le métal qui le représente ; comme en outre il n'y a point de paix qui dure assez longtemps pour que les épargnes que l'on peut faire pendant ce temps balancent les dépenses qu'entraîne la prochaine guerre, et que, si l'invention de la dette publique est un expédient ingénieux, c'est aussi un moyen qui finit par se détruire lui-même, l'impuissance doit produire à la fin ce que la bonne volonté aurait dû faire, mais ce qu'elle ne fait pas : je veux dire une organisation intérieure de chaque État, telle que ce ne soit pas le souverain, auquel la guerre ne coûte rien personnellement (puisqu'il la fait aux dépens d'un autre, c'est-à-dire aux dépens du peuple), mais le peuple, lequel en paye les frais, qui ait le droit de décider par son suffrage si la guerre doit ou non avoir lieu (ce qui suppose nécessairement la réalisation de cette idée du contrat originaire). En effet, ce dernier cessera de s'exposer pour le plaisir de s'agrandir ou pour de prétendues offenses, purement verbales, à des maux dont lui seul souffrirait. Et de cette façon aussi la postérité (qui n'aura plus à supporter des dettes qu'elle n'a pas contractées) pourra toujours marcher en avant dans la voie des améliorations, même au sens moral, sans qu'il soit besoin de chercher dans
l'amour des générations passées pour la postérité la cause d'un progrès que l'amour-propre de chaque siècle explique suffisamment. En effet, chaque État désormais incapable de nuire à un autre, en exerçant contre lui la violence, s'attachera uniquement au droit, et il pourra espérer avec raison que les autres, façonnés comme lui, lui viendront en aide sur ce point.
Cependant ce n'est là qu'une opinion et une pure hypothèse, incertaine comme tous les jugements qui, lorsqu'il s'agit d'un effet que l'on a en vue et qui n'est pas absolument en notre pouvoir, veulent indiquer les causes naturelles qui l'expliquent entièrement ; et même, à ce titre, il n'y faut pas voir un principe qui, dans un État déjà existant, autorise les sujets à obtenir par la force (comme on l'a montré précédemment), mais seulement une règle de conduite pour des souverains libres de toute contrainte. Quoiqu'il ne soit pas sans doute dans la nature des hommes, d'après l'ordre ordinaire des choses, de renoncer volontairement à leur puissance cela n'est pourtant pas impossible dans certaines circonstances urgentes, et l'on peut dire, sans employer une expression qui traduise mal les voeux et les espérances morales que nous formons (dans la conscience de notre impuissance), qu'il est permis d'attendre de la Providence les circonstances nécessaires pour cela. Il faut, en effet, pour que l'espèce humaine puisse remplir sa destination finale par le libre usage de ses forces poussées aussi loin que possible, que la Providence procure à la fin de l'humanité, dans l'ensemble de l'espèce, un succès auquel s'opposent les fins des hommes, considérés isolément. Car l'antagonisme des penchants, d'où résulte le mal, fournit à la raison l'occasion d'un libre jeu, qui consiste à les soumettre tous, et à faire dominer, à la place du mal qui se détruit lui-même, le bien qui, une fois qu'il existe, se conserve ensuite de lui-même.
* * *
La nature humaine ne se montre nulle part moins aimable que dans les relations de tous les peuples entre eux. Il n'y a pas d'État qui soit sûr de son indépendance ou de sa propriété en face des autres. La volonté de soumettre les autres États et de s'agrandir à leurs dépens est toujours là ; et les préparatifs de défense, qui rendent souvent la paix plus oppressive et plus funeste à la prospérité intérieure que la guerre même, ne peuvent jamais être abandonnés. Or il n'y a pas ici d'autre remède possible qu'un droit des gens fondé sur des lois publiques, investies d'une certaine puissance, auxquelles chaque État devrait se soumettre (un droit qui serait pour les États analogue
à ce qu'est le droit civil pour les individus). -- Car d'attendre une paix universelle et durable de ce que l'on appelle l'équilibre des puissances européennes, c'est une pure chimère, semblable à cette maison de Swift, qu'un architecte avait construite d'une façon si parfaitement conforme à toutes les lois de l'équilibre, qu'un moineau étant venu s'y poser, elle s'écroula aussitôt. -- « Mais, dira-t-on, les États ne se soumettront jamais à ces lois de contrainte ; et la proposition d'une république universelle des peuples, sous l'autorité de laquelle tous les États particuliers doivent se ranger volontairement, en s'engageant à obéir à ses lois, peut faire un bon effet dans la théorie d'un abbé de Saint-Pierre ou d'un Rousseau, mais elle ne vaut rien en pratique. Aussi voit-on que les grands hommes d'État et plus encore les souverains s'en sont toujours moqués comme d'une idée pédantesque et puérile qui vient de l'école. »
Pour moi, j'ai confiance au contraire dans la théorie qui procède du principe du droit, prescrivant ce que doivent être les rapports des hommes et des États entre eux, et qui recommande aux dieux de la terre cette maxime, de se conduire toujours dans leurs différends de façon à préparer une république universelle des peuples, et par conséquent de la regarder comme une chose possible (in praxi), comme une chose qui peut être ; mais en même temps aussi (in subsidium) j'ai confiance dans la nature des choses, qui conduit forcément là où l'on ne va pas toujours volontiers (fata volentem ducunt, nolentem trahunt). Dans cette dernière il faut d'ailleurs comprendre la nature humaine : comme le respect du droit et du devoir y est toujours vivant, je ne puis ni ne veux la croire si enfoncée dans le mal que la raison moralement pratique, après beaucoup d'essais malheureux, ne doive finir par en triompher, et la rendre tout à fait digne d'amour. Il est donc vrai de dire, même au point de vue cosmopolitique, que ce qui est bon en théorie, en vertu de certains principes de la raison, est bon aussi en pratique.
FIN DU LIEU COMMUN : Cela peut être bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique