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Emmanuel Kant
FRAGMENTS KANTIENS SUR LA MORALE
Traduction : Jules Barni Arvensa 2020
Liste générale des titres Pour toutes remarques ou suggestions :
editions@arvensa.com ou rendez-vous sur :
www.arvensa.com
FRAGMENTS KANTIENS SUR LA MORALE Emmanuel Kant
Première publication : 2020
Édition sous la direction de : Magalie Schwartzerg Traduction du texte : Jules Barni
Mise en français moderne : Schwartzerg Annotations : J. Barni, sauf mentions contraires.
©Arvensa® Éditions 2020
FRAGMENTS KANTIENS SUR LA MORALE Liste générale des titres
Table des matières
Présentation de l'éditeur CONSOLATION ADRESSÉE À UNE MÈRE DE LA MORALE FATALISTE DE SCHULZE D'UN PRÉTENDU DROIT DE MENTIR PAR HUMANITÉ
FRAGMENTS KANTIENS SUR LE DROIT NATUREL
Table des matières Liste générale des titres
Présentation de l'éditeur
Ce livre, Fragments kantiens sur la morale , contient trois essais d'Emmanuel Kant, publiés entre 1760 et 1797 :
· Consolation adressée à une mère au sujet de la mort de son fils ? · De la morale fataliste de Schulze Notre édition adopte, en la modernisant, la traduction française de Jules
[1]
Barni .
CONSOLATION ADRESSÉE À UNE MÈRE
Au sujet de la mort de son fils
PENSÉES SUR LA MORT PRÉMATURÉE DE JEAN-FRÉDÉRIC DE FUNK
Adressées dans une lettre
A MADAME AGNÈS ÉLISABETH
Veuve du capitaine de cavalerie De Funk, née De Dorthösen, héritière des biens de Kaywen et de Kahren en Courlande, MÈRE AFFLIGÉE DU DÉFUNT,
PAR M. EMMANUEL KANT Professeur de philosophie à l'Académie de Königsberg.
1760
« Cette lettre, qui remonte à l'année 1760, est vraiment une méditation philosophique, et par la noblesse des idées qu'elle exprime, par la haute moralité qu'elle respire, par le ton religieux qui y règne, elle méritait de figurer parmi les oeuvres morales de Kant. On sentira, en la lisant, que chez ce grand philosophe le génie n'avait point étouffé le coeur.
Juillet 1855.
Jules Barni
La lettre de Kant fut encore publiée par son disciple, Rink, dans son recueil, en 1800, puis dans l'édition de son éditeur, Nicolovius.
FRAGMENTS KANTIENS SUR LA MORALE
CONSOLATION ADRESSÉE
À UNE MÈRE
Table des matières
Liste générale des titres
Si les hommes s'accoutumaient à mêler parfois au tumulte de leurs affaires et de leurs distractions de sérieux instants de réflexions instructives, comme les y invite le spectacle que le sort de leurs concitoyens leur donne chaque jour de la vanité de nos projets, leurs joies seraient peut-être alors moins bruyantes, et elles feraient place à ce calme serein d'une âme pour qui il n'y a plus d'accidents inattendus. Alors une douce mélancolie, ce tendre sentiment dont se nourrissent les nobles coeurs, lorsque, dans le silence de la solitude, ils pèsent le néant de ce que nous tenons d'ordinaire pour grand et important, leur apporterait plus de véritable bonheur que les transports de gaieté des esprits légers et le rire éclatant des fous.
Mais le plus grand nombre des hommes se mêle avec la plus vive ardeur à la foule de ceux qui, sur le pont jeté par la Providence sur une partie de l'abîme de l'éternité et que nous appelons la vie, courent après quelques bulles d'eau, sans se donner la peine de prendre garde aux bascules qui font tomber l'un après l'autre, à côté d'eux, leurs compagnons dans l'abîme, dont l'infini est la mesure, et qui finira par les engloutir eux-mêmes au milieu de leur course impétueuse. Un poète ancien[2] retrace un trait touchant du tableau de la vie humaine, en représentant l'homme qui vient de naître. L'enfant, dit-il, remplit aussitôt l'air de ses cris plaintifs, comme il convient à une personne entrant dans un monde où l'attendent tant de maux. Dans la suite des années cet homme joint à l'art de se rendre malheureux celui de se le cacher à lui-même, en jetant un voile sur les objets tristes de la vie, et il s'applique à se montrer léger et insouciant à l'endroit de la foule des maux qui l'entourent et qui ne manquent pourtant pas de produire en lui à la fin un sentiment beaucoup plus douloureux. Quoique de tous les maux la mort soit celui qui l'effraye le plus, il semble pourtant ne pas prendre garde aux exemples que lui en offrent ses concitoyens, à moins que des
relations plus étroites n'éveillent particulièrement son attention. Dans les temps où une guerre furieuse ouvre les portes du noir abîme, d'où s'échappent toutes les calamités pour fondre sur l'espèce humaine, on voit quelle froide indifférence inspire à ceux mêmes qui en sont menacés l'aspect habituel de la misère et de la mort ; c'est à ce point qu'ils font peu attention au malheur de leurs frères. Mais, quand, dans le calme et la paix de la vie civile, ceux qui nous touchent de près ou que nous aimons, et qui, ayant devant eux autant ou plus d'espérances que nous-mêmes, poursuivaient leurs desseins et leurs plans avec une égale ardeur, quand, dis-je, ces personnes, frappées par le décret de celui qui est le maître toutpuissant de toutes choses, sont emportées au milieu du cours de leurs efforts, quand la mort s'approche, dans un solennel silence, du lit de souffrance du malade, quand ce géant, devant qui tremble la nature, s'avance d'un pas lent pour l'envelopper dans ses bras de fer, alors il faut bien que la sensibilité se réveille chez ceux qui cherchent à l'endormir au sein des distractions. Une émotion douloureuse fait sortir du fond de notre coeur ce que la foule des Romains accueillit autrefois avec tant d'applaudissements, parce que cela répond à un sentiment universel : Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Un ami ou un parent se dit à lui-même : je me vois engagé dans le tumulte des affaires et dans l'embarras des devoirs de la vie, et mon ami se trouvait aussi il y a peu de temps dans le même cas ; je jouis de la vie tranquillement et sans souci, mais qui sait combien cela durera ? Je me divertis avec mes amis et je cherche parmi eux celui que j'avais l'habitude d'y voir.
Mais l'éternité, d'un bras vigoureux, Le retient dans le lieu sombre, Qui ne laisse rien échapper. (Haller.)
Telles sont les graves pensées qu'éveille en moi, madame, la mort prématurée de monsieur votre digne fils, que vous pleurez si justement. Je sens cette perte, comme un de ses anciens maîtres, avec une profonde douleur, quoique je puisse sans doute difficilement exprimer la grandeur de l'affliction de ceux qui étaient unis par des liens plus étroits avec ce jeune homme plein d'espérances. Vous me permettrez, madame, d'ajouter à ces quelques lignes, par lesquelles je voudrais pouvoir exprimer l'estime que j'avais pour ce jeune homme, mon ancien élève, quelques pensées qui se présentent à moi dans l'état actuel de mon esprit.
Tout homme se fait à lui-même le plan de sa destinée dans ce monde. Les talents qu'il veut acquérir, l'honneur et l'aisance qu'il se promet pour l'avenir, le bonheur durable qu'il espère trouver dans la vie conjugale, et une longue suite de plaisirs et d'entreprises, voilà les images de la lanterne magique que sa riche et vive imagination fait passer devant lui ; la mort, qui termine ce jeu d'ombres, ne se montre à lui que dans un obscur éloignement, et elle est éclipsée et rendue méconnaissable par la lumière qui se répand sur les endroits plus agréables. Pendant ce rêve, notre véritable destin nous conduit par un tout autre chemin. Le sort qui nous tombe réellement en partage ressemble rarement à celui que nous nous promettions ; à chaque pas que nous faisons, nous nous trouvons déçus dans notre attente. Cependant notre imagination n'en poursuit pas moins son oeuvre, et ne se lasse pas de former de nouveaux projets, jusqu'à ce que la mort, qui semble toujours être éloignée, mette tout à coup fin à tout le jeu. Lorsque, de ce monde fantastique qu'il se crée à lui-même par son imagination et où il habite si volontiers, l'homme est ramené par son intelligence dans celui où la Providence l'a réellement placé, il est déconcerté par l'étonnante contradiction qu'il y rencontre et qui renverse complètement ses plans, en lui proposant une énigme indéchiffrable. Les mérites naissants d'une jeunesse pleine d'espérances se flétrissent souvent prématurément sous le poids de dures maladies, et une mort inopportune renverse tous les projets et toutes les espérances qu'on y avait fondés. L'homme qui a reçu en partage de l'habileté, du mérite, de la richesse n'est pas toujours celui auquel la Providence a accordé la plus large part des biens de la vie, et elle ne lui permet pas toujours de jouir du fruit de tous ces avantages. Les amitiés les plus tendres, les unions qui promettent le plus de bonheur, sont souvent brisées impitoyablement par une mort prématurée, tandis que la pauvreté et la misère déroulent ordinairement un long fil sur le fuseau des parques, et que beaucoup semblent ne vivre si longtemps que pour leur propre tourment ou pour celui des autres. Dans cette contradiction apparente le souverain maître dispense pourtant à chacun son lot d'une main sage. Il enveloppe d'une impénétrable obscurité la fin de notre destination dans ce monde ; il met notre activité en jeu au moyen de nos penchants ; il nous console par l'espérance ; et, par l'heureuse ignorance où il nous laisse sur l'avenir, il nous rend tout aussi empressés à méditer des desseins et des projets, quand ils doivent avoir bientôt un terme, que quand nous sommes encore au début ;
Que chacun parcoure le cercle que le ciel lui a destiné. (Pope.)
Entre toutes ces réflexions, le sage (mais combien y a-t-il d'hommes qui méritent ce nom ?) dirige surtout son attention sur la grande destinée qui l'attend au-delà de la tombe. Il ne perd pas de vue l'obligation que lui impose le poste où la Providence l'a placé ici-bas. Raisonnable dans ses projets, mais sans entêtement, comptant sur l'accomplissement de ses espérances, mais sans impatience, modeste dans ses voeux, mais ne commandant pas, confiant, mais sans outrecuidance, il se montre zélé à remplir ses devoirs, mais prêt à se soumettre avec une résignation chrétienne à la volonté du souverain maître, s'il lui plaît de le rappeler, au milieu de tous ses efforts, du théâtre où il l'avait placé. Nous trouvons toujours les voies de la Providence sages et adorables dans toutes les choses où nous pouvons en quelque sorte les pénétrer ; ne doivent-elles pas l'être beaucoup plus encore, là où nous ne pouvons pas les découvrir ? La mort prématurée de ceux sur lesquels nous fondions les plus flatteuses espérances nous jette dans une sorte d'effroi ; mais combien de fois peutêtre cela n'est-il pas la plus grande faveur du ciel ! Le malheur de bien des gens n'est-il pas surtout de n'avoir pas trouvé une mort opportune après leurs brillants débuts dans la vie ?
Un jeune homme plein d'espérances est mort, et combien de bonheur brisé ne croyons-nous pas avoir à regretter dans une perte si prématurée ? Mais dans le livre du destin peut-être en est-il tout autrement. Les séductions qui déjà de loin se préparaient à entraîner une jeunesse encore mal défendue, les calamités et les disgrâces dont le menaçait l'avenir, autant de maux auxquels échappe heureusement celui qu'une mort prématurée emporte dans une heure bénie, tandis que les amis et les parents, ignorant l'avenir, pleurent la perte de ces années, qui, à ce qu'ils se figurent, eussent glorieusement couronné la vie de celui qu'ils regrettent. Je veux, avant de terminer ces quelques lignes, tracer une courte esquisse de la vie et du caractère du défunt. Je tire ce que je vais rapporter des renseignements que m'a fourni son ami M. Hofmeister, qui le pleure tendrement, ou de ce que j'ai pu connaître par moi-même. Mais combien n'y a-t-il pas de bonnes qualités qui ne sont connues que de celui qui voit dans le plus profond des coeurs, et qui s'efforcent d'autant moins de paraître au grand jour qu'elles sont plus nobles !
M. Jean Frédéric de Funk était né en Courlande le 4 octobre 1738 d'une très noble famille. Dès son enfance, il n'avait jamais joui d'une parfaite santé. Il fut élevé avec un grand soin et montra beaucoup d'ardeur pour l'étude ; la nature avait déposé dans son coeur le germe des plus nobles qualités. Il vint le 15 juin 1759, avec monsieur son jeune frère, sous la conduite de leur maître M. Hofmeister, dans notre académie. Il se soumit avec tout l'empressement possible à l'examen de M. le doyen d'alors, et cet examen fit honneur à son travail et à l'enseignement de son maître M. Hofmeister.
Il suivit avec une assiduité exemplaire les leçons de M. le conseiller du consistoire et professeur Teske, aujourd'hui grand recteur de l'Université[3], ainsi que celles de M. le docteur en droit Funk et les miennes. Il vécut isolé et paisible, ce qui lui permit de conserver encore le peu de forces de son corps, porté à la consomption, jusqu'à ce que, vers la fin de février de cette année, il en fut peu à peu si attaqué que ni les soins qui lui furent donnés, ni le zèle d'un habile médecin ne purent le conserver plus longtemps. Le 4 mai de cette année, après s'être préparé à une fin édifiante avec la fermeté et la piété ardente d'un chrétien, il mourut doucement et saintement, avec l'assistance de son fidèle pasteur, et il fut enterré, conformément à son rang, dans notre église cathédrale.
Il était d'un caractère doux et tranquille, affable et modeste vis-à-vis de chacun, bon et porté à une bienveillance universelle, jaloux de se cultiver pour l'ornement de sa maison et le bien de sa patrie. Il n'a jamais affligé personne autrement que par sa mort. Il se livra à une piété sincère. Il serait devenu un excellent citoyen pour le monde ; mais la volonté du Très-Haut était d'en faire un habitant du ciel. Sa vie est un fragment qui nous a fait regretter le reste, dont nous a privés une mort prématurée.
Il devrait être proposé comme un modèle à ceux qui veulent parcourir honorablement les années de leur éducation et de leur jeunesse, si un mérite paisible produisait sur des esprits légers la même impression d'émulation que les qualités faussement brillantes de ceux dont la vanité se contente de l'apparence de la vertu, sans se soucier de la vertu même. Il est très regretté par ceux auxquels il était lié, par ses amis et par tous ceux qui l'ont connu.
Tels sont, madame, les traits du caractère de monsieur votre fils, si justement aimé de vous pendant sa vie ; quelque faiblement tracés qu'ils soient, ils renouvelleront beaucoup trop la douleur que vous ressentez de sa perte. Mais ces qualités regrettées sont justement dans une telle perte de
graves motifs de consolation ; car ceux-là seulement qui mettent légèrement en oubli les plus importantes de toutes les occupations, peuvent rester tout à fait indifférents à l'état où ils seront en entrant dans l'éternité. Je me dispenserai, madame, de vous exposer longuement les motifs de consolation qui peuvent vous soutenir dans cette affliction. Renoncer humblement à nos propres voeux, quand il plaît à la très sage Providence d'en décider autrement, et aspirer chrétiennement à cette sainte fin, où d'autres sont arrivés avant nous, ce sont là des moyens qui peuvent plus pour la tranquillité du coeur que toutes les raisons d'une éloquence aride et sans force. J'ai l'honneur, etc.
I. KANT.
Königsberg, le 6 juin 1760.
FIN DE CONSOLATION ADRESSÉE À UNE MÈRE
DE LA MORALE FATALISTE DE SCHULZE
DE L'ESSAI D'UN ENSEIGNEMENT MORAL Applicable
À TOUS LES HOMMES SANS DISTINCTION DE RELIGION, PAR SCHULZE
(Prédicateur à Gielsdorf) Berlin, 1783
Cet examen par Emmanuel Kant de la première partie du livre de Schulze, prédicateur à Gielsdorf, Essai d'une morale applicable à tous les hommes sans distinction de religion, fut d'abord publié en 1783 à Königsberg. Il fut ensuite inséré par Ludwig Ernst Borowski dans sa biographie de Kant puis reproduit plus tard par l'un des éditeurs du philosophe, Friederich Nicolovius.
Kant y oppose la puissante liberté morale au fatalisme.
FRAGMENTS KANTIENS SUR LA MORALE
DE LA MORALE FATALISTE
DE SCHULZE
Table des matières
Liste générale des titres
Cette première partie, devant servir d'introduction à un nouveau système moral, n'a pour but que de mettre sous les yeux les principes psychologiques sur lesquels ce système sera plus tard établi, et qui concernent la position que l'homme occupe dans l'échelle des êtres, sa nature sensible, intelligente et volontaire, la liberté et la nécessité, la vie, la mort et la vie future. C'est là une oeuvre qui, par sa franchise et plus encore par la bonne intention que le penseur original laisse éclater dans ses idées, lesquelles pourtant paraîtront à beaucoup d'étonnants paradoxes, excitera nécessairement chez tous les lecteurs l'impatiente curiosité de savoir ce que deviendra une doctrine morale fondée sur de telles prémisses. -- Le critique suivra d'abord rapidement la marche des pensées de l'auteur, et il ajoutera comme conclusion son jugement sur le tout.
Vers le commencement l'idée de la force vitale est tellement généralisée qu'elle s'étend à toutes les créatures sans distinction, car elle est considérée simplement comme exprimant l'ensemble de toutes les forces existant dans une créature et appartenant à sa nature. De là découle une loi de continuité[4] chez tous les êtres, d'après laquelle chacun a, dans l'échelle générale, son voisin au-dessus et au-dessous, mais de telle sorte que chaque espèce de créatures est renfermée entre des bornes qu'elles ne peuvent dépasser, tant qu'elles restent membres de cette espèce. Ainsi il n'y a proprement rien qui soit privé de vie[5], mais la vie est plus ou moins élevée, et les espèces ne se distinguent que par le degré de la force vitale. L'âme, en tant qu'être distinct du corps, est une pure création de l'imagination. Le séraphin le plus élevé et l'arbre sont deux machines artistement construites. Il en est de même de la nature de l'âme. -- Cet enchaînement gradué se reproduit dans toute connaissance. Entre l'erreur et la vérité il n'y a pas de différence spécifique, mais celle seulement du plus
petit au plus grand ; il n'y a pas d'erreur absolue, mais toute connaissance est vraie pour l'homme, dans le temps où elle s'éveille en lui. Corriger une erreur n'est autre chose qu'ajouter les idées qui manquaient encore ; la vérité d'aujourd'hui deviendra elle-même plus tard une erreur par le seul progrès de la connaissance. Notre connaissance n'est qu'erreur, en comparaison de celle d'un ange. La raison ne peut se tromper ; toute force a sa route tracée. Aussi la condamnation de la raison n'a-t-elle pas lieu de soimême, au moment où l'on juge, mais plus tard, quand on est déjà placé à un autre point de vue et que l'on a acquis plus de connaissances. Il ne faut pas dire qu'un enfant se trompe, mais qu'il ne comprend pas encore aussi bien qu'il comprendra plus tard, quand il sera devenu raisonnable ; son erreur n'est qu'un moindre jugement. La sagesse et la folie, la science et l'ignorance ne méritent donc ni louange ni blâme ; on doit les considérer simplement comme les progrès successifs de la nature, en face de laquelle je ne suis pas libre. -- Pour ce qui est de la volonté, toutes les inclinations et tous les penchants sont renfermés dans un seul, qui est l'amour de soi ; mais chaque homme à cet égard a sa disposition particulière, quoique cette disposition ne puisse jamais s'écarter de la destination générale. L'amour de soi est toujours déterminé par toutes les sensations ensemble, mais de telle sorte que ce sont ou les plus obscures ou les plus claires qui y ont la plus grande part. Il n'y a donc pas de volonté libre, mais la volonté est soumise à la loi rigoureuse de la nécessité ; seulement, lorsque l'amour de soi, au lieu d'être déterminé par des représentations claires, l'est simplement par la sensation, on dit alors que l'action n'est pas libre. Tout remords est chimérique et absurde, car le criminel ne juge pas son action d'après sa disposition précédente, mais d'après sa disposition actuelle. Si cette disposition s'était alors manifestée, elle aurait sans doute empêché l'action ; mais il suppose faussement qu'elle aurait dû l'empêcher, puisqu'elle n'existait réellement pas antérieurement. Le remords n'est qu'une fausse manière de concevoir comment on peut mieux agir à l'avenir, et dans le fait la nature n'a par là d'autre but que l'amélioration de l'homme. -- Ici se place la solution de la difficulté de savoir comment Dieu peut être l'auteur du péché. -- La vertu et le vice ne sont pas essentiellement distincts. (Sur ce point encore la différence spécifique admise généralement est convertie en une simple différence de degré.) La vertu ne peut exister sans le vice, et les vices ne sont que des occasions de devenir meilleur (de s'élever ainsi un degré plus haut). Les hommes ne peuvent pas s'accorder sur ce qu'ils
nomment vertu, excepté sur celle sans laquelle il n'y a pas de bien possible pour l'homme, c'est-à-dire la vertu universelle ; mais de s'écarter de cette vertu, c'est ce qui est absolument impossible à l'homme, et celui qui s'en écarte n'est pas vicieux, mais fou. L'homme qui se rendrait coupable d'un vice universel agirait contre l'amour de soi, ce qui est impossible. Par conséquent le chemin de la vertu universelle est si exactement fermé des deux côtés que tous les hommes y doivent nécessairement rester. Il n'y a que la disposition particulière de chacun qui constitue ici une différence entre eux ; s'ils échangeaient leurs positions, celui-ci agirait comme fait celui-là. La bonté ou la méchanceté morale ne signifient rien de plus qu'un degré supérieur ou inférieur de perfection. Les hommes sont vicieux en comparaison des anges, et ceux-ci en comparaison de Dieu. -- C'est pourquoi, puisqu'il n'y a aucune liberté, toutes les punitions vengeresses sont injustes, particulièrement la peine de mort ; pour atteindre le but des lois pénales, il suffirait de mettre à la place, non pas le moins du monde un simple avertissement, mais uniquement la réparation et l'amélioration. Décerner des éloges pour un acte utile, c'est faire preuve de peu de connaissance des hommes ; l'homme y était tout aussi bien prédéterminé et entraîné que l'incendiaire à brûler une maison. La louange n'a d'autre but que d'encourager l'auteur de l'action et ses semblables à faire d'autres bonnes actions du même genre.
L'auteur appelle cette doctrine de la nécessité une salutaire doctrine[6] ; il soutient que la morale conserve excellemment par là sa valeur propre, et il remarque à ce propos qu'il faudrait faire main basse sur ces docteurs qui nous peignent comme une chose si facile notre réconciliation avec Dieu après la chute. -- On ne peut méconnaître ici la bonne intention de l'auteur. Il veut éliminer le remords purement expiatoire et par conséquent stérile, que l'on recommande pourtant si souvent comme étant par lui-même un moyen de réconciliation, et mettre à la place la ferme résolution de mener une meilleure vie. Il cherche à défendre la sagesse et la bonté de Dieu par le progrès de ses créatures vers la perfection et le bonheur éternel, quoiqu'il n'y suive pas la voie ordinaire ; -- à ramener la religion de la foi oisive à l'action, et enfin à rendre les peines civiles plus humaines et plus utiles pour le bien particulier comme pour le bien général. -- D'ailleurs la hardiesse de ses assertions spéculatives ne paraîtra pas quelque chose de si effrayant à quiconque sait ce que Priestley, ce théologien anglais si estimé autant pour sa piété que pour ses lumières, a soutenu dans le même sens que notre
auteur et même a exprimé avec plus de hardiesse, et ce que maintenant encore beaucoup d'ecclésiastiques en Angleterre répètent après lui sans difficulté, quoique avec moins de talent, comment enfin tout récemment M. le professeur Ehlers a défini la liberté de la volonté, la faculté qu'a l'être pensant d'agir toujours conformément à sa disposition actuelle d'esprit[7].
Cependant tout lecteur impartial et surtout suffisamment exercé dans ce genre de spéculation ne manquera pas de remarquer que le fatalisme universel, qui dans cet ouvrage est le principe le plus important et affecte violemment toute la morale (puisqu'il convertit toute action humaine en un pur jeu de marionnettes) détruit entièrement l'idée de l'obligation. Le devoir au contraire ou l'impératif, qui distingue la loi pratique de la loi naturelle, nous transporte en idée tout à fait en dehors de la chaîne de la nature ; car, si nous ne concevions notre volonté comme libre, il serait impossible et absurde, et nous n'aurions plus alors qu'à attendre et à observer les résolutions que Dieu effectuerait en nous par le moyen des causes naturelles, sans que de nous-mêmes nous en pussions ou devions prendre aucune. Une telle doctrine produit naturellement le plus grossier fanatisme et enlève ainsi toute influence à la saine raison, dont cependant l'auteur s'est efforcé de maintenir les droits. -- Le concept pratique de la liberté n'a dans le fait rien du tout à voir avec le concept spéculatif, qui reste entièrement livré aux métaphysiciens. En effet il peut m'être tout à fait indifférent de savoir d'où provient originairement l'état où je me trouve au moment d'agir ; il me suffit de connaître ce que j'ai maintenant à faire. La liberté n'est ainsi qu'une supposition pratique nécessaire, ou une idée sans laquelle je ne pourrais accorder aucune valeur aux ordres de la raison. Le sceptique même le plus opiniâtre avoue que, quand il s'agit de l'action, toutes les difficultés sophistiques touchant une apparence universellement trompeuse doivent s'évanouir. De même le fataliste le plus résolu, qui reste fataliste tant qu'il se livre à la pure spéculation, doit, dès qu'il s'agit pour lui de sagesse et de devoir, agir toujours comme s'il était libre. -- Aussi bien cette idée produit-elle réellement le fait qui y correspond, et elle seule d'ailleurs est capable de le produire. Il est difficile de dépouiller entièrement l'homme. L'auteur, après avoir justifié la conduite de chaque homme, si absurde qu'elle puisse paraître aux autres, par le principe de sa disposition particulière, dit p. 137 : « Je consens à perdre (expression téméraire) tout ce qui peut me rendre heureux dans ce monde et dans l'autre, s'il n'est pas vrai que tu eusses agi d'une manière tout aussi absurde
que tel autre, si tu avais été à sa place. » Mais, comme, d'après ses propres assertions, la plus entière conviction dans un moment donné ne peut nous assurer que, dans un autre moment, quand la connaissance aura été poussée plus loin, la vérité d'aujourd'hui ne deviendra pas l'erreur d'alors, comment peut-il aller jusqu'à prendre un engagement aussi hasardé ? -- C'est que, sans vouloir se l'avouer à lui-même, il suppose dans le fond de son âme que l'entendement a la faculté de déterminer son jugement d'après des principes objectifs qui aient une valeur constante, et qu'il n'est pas soumis au mécanisme de causes déterminantes purement subjectives ; par conséquent il admet toujours la liberté de la pensée, sans laquelle il n'y a pas de raison. De même, lorsque, dans la conduite de sa vie, de l'honnêteté de laquelle je ne doute pas, il veut agir conformément aux lois éternelles du devoir et s'élever au-dessus du jeu de ses instincts et de ses penchants, il admet nécessairement la liberté de la volonté, sans laquelle il n'y a pas de morale, quoiqu'il se soit déjà refusé à lui-même cette faculté, faute de pouvoir mettre d'accord ses principes pratiques avec ses principes spéculatifs. Il faut d'ailleurs convenir que sur ce point il ne perdrait pas beaucoup, puisque cela ne réussit à personne.
FIN DE LA MORALE FATALISTE DE SCHULZE
D'UN PRÉTENDU DROIT DE MENTIR
PAR HUMANITÉ
Ce texte d'Emmanuel Kant qui a pour titre D'un prétendu droit de mentir par humanité a été publié en 1797 dans la Revue mensuelle de Berlin. Il est une réponse à une théorie que Benjamin Constant avait publiée sous le titre Des réactions politiques dans le recueil la France de la même année.
FRAGMENTS KANTIENS SUR LA MORALE
D'UN PRÉTENDU DROIT DE MENTIR PAR HUMANITÉ
Table des matières
Liste générale des titres
Dans le recueil la France, année 1797, sixième partie n° 1 : des réactions politiques, par Benjamin Constant[8], on lit ce qui suit, p. 123[9] :
« Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu'a tirées de ce premier principe un philosophe allemand, qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime[10].
» Le philosophe français réfute ce principe de la manière suivante, p. 124. Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir ? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. »
Le gît ici dans cette proposition : dire la vérité n'est un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité.
Remarquons d'abord que l'expression : avoir droit à la vérité, n'a pas de sens. Il faut dire plutôt que l'homme a droit à sa propre véracité[11] (veracitas), c'est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne. Car avoir objectivement droit à une vérité, signifierait qu'il dépend de notre volonté, comme en général en matière de mien et de tien, de faire qu'une proposition donnée soit vraie ou fausse, ce qui produirait une singulière logique.
Or la première question est de savoir si l'homme, dans les cas où il ne peut éviter de répondre par un oui ou par un non, a le droit[12] de n'être pas véridique ; la seconde, s'il n'est pas obligé de ne pas l'être dans une certaine déclaration que lui arrache une injuste contrainte, afin d'éviter un crime qui menace sa personne ou celle d'un autre.
La véracité dans les déclarations que l'on ne peut éviter est le devoir formel de l'homme envers chacun[13], quelque grave inconvénient qu'il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d'injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j'en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge (quoique les jurisconsultes l'entendent dans un autre sens). En effet, je fais en sorte, autant qu'il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s'évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l'humanité en général.
Il suffit donc de définir le mensonge une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n'y a pas besoin d'ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes, que la déclaration soit nuisible à autrui (mendacium est falsiloquium in præjudicium alterius). Car, en rendant inutile la source du droit, elle est toujours nuisible à autrui, sinon à un autre homme, du moins à l'humanité en général.
Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d'ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles. Or ce qui n'échappe à la pénalité[14] que par l'effet du hasard peut aussi être jugé une injustice d'après des lois extérieures. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu'un qui méditait alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourront en résulter ; mais êtesvous resté dans la stricte vérité, la justice publique ne saurait s'en prendre à vous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu'après que vous avez loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son ennemi était dans la maison, celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux mains de l'assassin, de telle sorte que le crime n'ait pas lieu ; mais, si vous avez menti en disant qu'il n'était pas à la maison et qu'étant réellement sorti (à votre insu) il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d'avoir causé sa mort. En effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des voisins accourus à temps, et le crime n'aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal civil, encourir la
responsabilité de son mensonge et porter la peine des conséquences, si imprévues qu'elles puissent être. C'est que la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l'on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile.
C'est donc un ordre sacré de la raison, un ordre qui n'admet pas de condition, et qu'aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui nous prescrit d'être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations.
Ce que dit d'ailleurs M. Constant du discrédit où tombent ces principes rigoureux qui vont se perdre inutilement dans des idées inexécutables et qui par là se rendent odieux, est aussi juste que sage. -- « Toutes les fois (dit-il plus bas, p. 123[15]) qu'un principe démontré vrai parait inapplicable, c'est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen de l'application. » Il cite[16] comme le premier anneau formant la chaîne sociale ce principe d'égalité, savoir : « que nul homme ne peut être lié que par les lois auxquelles il a concouru. Dans une société très resserrée ce principe peut être appliqué d'une manière immédiate, et n'a pas besoin, pour devenir usuel, de principe intermédiaire. Mais dans une combinaison différente, dans une société très nombreuse, il faut ajouter un nouveau principe, un principe intermédiaire à celui que nous citons ici. Le principe intermédiaire, c'est que les individus peuvent concourir à la formation des lois, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants. Quiconque voudrait appliquer à une société nombreuse le premier principe, sans employer l'intermédiaire, la bouleverserait infailliblement. Mais ce bouleversement, qui attesterait l'ignorance ou l'ineptie du législateur, ne prouverait rien contre le principe. » -- Il conclut, p. 125[17], de cette façon : « Un principe reconnu vrai ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » [Et cependant l'excellent homme avait lui-même abandonné le principe absolu de la véracité, à cause du danger qu'il entraîne pour la société, parce qu'il ne pouvait découvrir de principe intermédiaire qui servit à éviter ce danger, et il n'y en a effectivement aucun à intercaler ici.]
M. Benjamin Constant, ou, pour parler comme lui, « le philosophe français, » a confondu l'acte par lequel quelqu'un nuit (nocet) à un autre, en disant la vérité dont il ne peut éviter l'aveu, avec celui par lequel il commet une injustice à son égard (lædit). Ce n'est que par l'effet du hasard (casus)
que la véracité de la déclaration a pu être nuisible à celui qui s'était réfugié dans la maison ; ce n'est pas l'effet d'un acte volontaire (dans le sens juridique). En effet, nous attribuer le droit d'exiger d'un autre qu'il mente à notre profit, ce serait une prétention contraire à toute légalité. Ce n'est pas seulement le droit de tout homme, c'est aussi son devoir le plus strict de dire la vérité dans les déclarations qu'il ne peut éviter, quand même elles devraient nuire à lui ou à d'autres. À proprement parler, il n'est donc pas lui-même l'auteur du dommage éprouvé par celui qui souffre par suite de sa conduite, mais c'est le hasard qui en est la cause. Il n'est pas du tout libre en cela de choisir, puisque la véracité (lorsqu'il est une fois forcé de parler) est un devoir absolu. -- Le « philosophe allemand » ne prendra donc pas pour principe cette proposition (p. 124) : « Dire la vérité n'est un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité, » d'abord parce que c'est là une mauvaise formule, la vérité n'étant pas une propriété sur laquelle on puisse accorder des droits à l'un et en refuser à l'autre, et ensuite surtout parce que le devoir de la véracité (le seul dont il soit ici question) n'admet pas cette distinction entre certaines personnes envers qui l'on aurait à le remplir, et d'autres à l'égard desquelles on pourrait s'en affranchir, mais que c'est un devoir absolu qui s'applique dans tous les cas.
Pour aller d'une métaphysique du droit (qui fait abstraction de toute condition expérimentale) à un principe de la politique, qui en applique les idées aux cas de l'expérience, et pour résoudre, au moyen de ce principe, un problème politique, tout en restant fidèle au principe général du droit, il faut que le philosophe offre ces trois choses : 1° un axiome, c'est-à-dire une proposition apodictiquement certaine, qui résulte immédiatement de la définition du droit extérieur (l'accord de la liberté de chacun avec celle de tous suivant une loi générale) ; 2° un postulat de la loi publique extérieure, comme volonté collective de tous suivant le principe de l'égalité, sans laquelle il n'y aurait aucune liberté pour chacun ; 3° un problème consistant à déterminer le moyen de conserver l'harmonie dans une société assez grande, en restant fidèle aux principes de la liberté et de l'égalité (c'est-àdire le moyen d'un système représentatif). Ce moyen est un principe de la politique, dont le dispositif et le règlement supposent des décrets, qui, tirés de la connaissance expérimentale des hommes, n'ont pour but que le mécanisme de l'administration du droit et les moyens de l'organiser convenablement. -- -- Il ne faut pas que le droit se règle sur la politique, mais bien la politique sur le droit.
« Un principe reconnu vrai, dit l'auteur (j'ajoute : connu à priori, par conséquent apodictique), ne doit jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » Or il faut entendre ici, non pas le danger de nuire (accidentellement), mais en général celui de commettre une injustice, ce qui arriverait si je faisais du devoir de la véracité, qui est tout à fait absolu et constitue la suprême condition juridique de toute déclaration, un principe subordonné à telle ou telle considération particulière ; et, quoique par un certain mensonge je ne fasse dans le fait d'injustice à personne, je viole en général le principe du droit relativement à toute déclaration inévitable (je commets formellement, sinon matériellement, une injustice), ce qui est bien pis que de commettre une injustice à l'égard de quelqu'un, car ce dernier acte ne suppose pas toujours dans le sujet un principe à cet égard.
Celui qui accepte la demande qu'un autre lui adresse, de répondre si, dans la déclaration qu'il va avoir à faire, il a ou non l'intention d'être véridique, celui, dis-je, qui accepte cette demande sans se montrer offensé du soupçon qu'on exprime devant lui sur sa véracité, mais qui réclame la permission de réfléchir d'abord sur la possibilité d'une exception, celui-là est déjà un menteur (in potentia) ; car il montre par là qu'il ne regarde pas la véracité comme un devoir en soi, mais qu'il se réserve de faire des exceptions à une règle qui par son essence même n'est susceptible d'aucune exception, puisque autrement elle se contredirait elle-même.
Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu'on appelle ici des principes intermédiaires ne peuvent que déterminer d'une manière plus précise leur application aux cas qui se présentent (suivant les règles de la politique), mais ils ne peuvent jamais y apporter d'exceptions, car elles détruiraient l'universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes.
FIN D'UN PRÉTENDU DROIT DE MENTIR PAR HUMANITÉ
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FIN DES FRAGMENTS KANTIENS SUR LA MORALE