-
Notifications
You must be signed in to change notification settings - Fork 0
/
Copy pathIDÉE D’UNE HISTOIRE UNIVERSELLE.txt
139 lines (109 loc) · 38.3 KB
/
IDÉE D’UNE HISTOIRE UNIVERSELLE.txt
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
31
32
33
34
35
36
37
38
39
40
41
42
43
44
45
46
47
48
49
50
51
52
53
54
55
56
57
58
59
60
61
62
63
64
65
66
67
68
69
70
71
72
73
74
75
76
77
78
79
80
81
82
83
84
85
86
87
88
89
90
91
92
93
94
95
96
97
98
99
100
101
102
103
104
105
106
107
108
109
110
111
112
113
114
115
116
117
118
119
120
121
122
123
124
125
126
127
128
129
130
131
132
133
134
135
136
137
138
139
Emmanuel Kant
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Traduction : Charles Villers Arvensa 2020
Liste générale des titres Pour toutes remarques ou suggestions :
editions@arvensa.com ou rendez-vous sur : www.arvensa.com
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
E. Kant
Édition sous la direction de : Magalie Schwartzerg Traduction : Charles Villers
Annotations : Kant, Ch. Villers Adaptation numérique
et mise en français moderne : M. Schwartzerg ©Arvensa® Éditions 2020
IDÉE de ce que pourrait être une histoire universelle dans les vues d'un citoyen du monde Par M. KANT
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Liste générale des titres
Idée de ce que pourrait être une histoire universelle dans les vues d'un citoyen du monde ou, pour abréger, Idée d'une histoire universelle, est un petit essai de Kant publié en 1784 et dont le contexte historique est celui du siècle des Lumières.
Notre édition, adaptée à la lecture numérique, reprend en la modernisant, la traduction réalisée en 1798, par Charles Villers et insérée dans le Spectateur du nord.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Liste générale des titres
Table des matières
Avertissement du traducteur Introduction Proposition 1 Proposition 2 Proposition 3 Proposition 4 Proposition 5 Proposition 6 Proposition 7 Proposition 8 Proposition 9
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Avertissement du traducteur
Tout ce qu'a pensé M. KANT, tout ce qui est sorti de sa plume est précieux pour le public de toutes les nations. Le petit ouvrage dont on donne ici la traduction a paru pour la première fois dans le Berlimische Monatschrift, en 1784. Les circonstances actuelles le rendent plus intéressant encore qu'au temps de sa naissance. On trouvera dans ce peu de pages plus de matière que dans bien des gros volumes. C'est là que l'auteur développe son idée la plus chérie en politique, qu'il expose ses vues profondes sur la perfectibilité graduelle de l'espèce humaine. Le projet qu'il en déduit d'une Histoire universelle ne peut appartenir qu'à un ami des hommes et à un génie supérieur. En le lisant, on aimera le citoyen du monde qui a pu le concevoir. Je ne puis répondre de l'effet que produiront sur tous les lecteurs de telles idées ; mais elles ont élevé, agrandi les miennes ; elles m'ont paru aussi solides que fines et lumineuses ; et surtout elles m'ont laissé pour longtemps à penser.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Introduction
Quelque idée métaphysique qu'on se fasse du libre exercice de la volonté de l'homme, si est-il certain que les résultats apparents de cette volonté, les actions humaines, sont ainsi que tous les autres faits de la nature, déterminés par des lois générales. Et quelque profondément cachées que soient souvent les causes de ces résultats apparents, l'histoire qui en fait son objet particulier, nous donne le droit d'attendre d'elle, que, tandis qu'elle observe en grand ces effets de la liberté du vouloir humain, elle parvienne d'abord, à y dévoiler une marche régulière, et en second lieu, quelle rende enfin sensible comment tout ce qui nous semble au premier regard n'être que confusion et irrégularité dans les sujets isolés, contribue cependant, quant à l'espèce entière, au développement, lent à la vérité, mais constant et progressif, des dispositions primordiales de cette espèce. Ainsi les unions conjugales, les naissances qui en sont la suite, soumises si visiblement à l'influence de la volonté humaine, ne peuvent l'être à aucune règle d'après laquelle on calcule d'avance quel devra être leur nombre ; et cependant les registres annuels qu'on en tient dans de grands états, prouvent que ces événements ne manquent jamais de se succéder dans l'ordre fixe qu'ont prescrit les lois de la Nature. Telles encore ces inconstantes saisons, dont les températures diverses ne peuvent être prédites exactement, mais qui dans leur ensemble ont entretenu au bout de l'année la végétation, le cours des fleuves, la marche uniforme et non interrompue de la Nature. Les particuliers, et les nations elles-mêmes ne songent guères, que tandis que chacun occupé de ses propres intérêts, souvent opposés à ceux d'autrui, ne songe à se conduire que d'après ses vues privées, sans égard à celles de la Nature, c'est pourtant au but de cette Nature qu'il tend, c'est par son fil
qu'il est guidé, dans ce labyrinthe. Ils l'ignorent tous. Et à quoi servirait qu'ils le sussent ?
Les hommes, comme les autres animaux, ne se conduisent point par l'aveugle impulsion de l'instinct. Ils n'agissent point non plus en raisonnables cosmopolites suivant un plan arrêté. Il semble donc qu'il n'y en ait aucun de fixe à suivre dans leur histoire, comme dans celle des abeilles ou des castors. L'observateur, témoin de leur conduite sur la grande scène du monde, ne peut se défendre d'un sentiment d'indignation ; et pour quelques étincelles de sagesse éparses çà et là, il voit qu'en général tout n'est qu'un tissu de sottise, de vanité, de malice puérile, et de manie destructive. Il ne sait plus enfin quelle idée se faire de cette malheureuse espèce, pourvue cependant de tant d'apparents avantages. Le philosophe à qui il est impossible de supposer dans ce qu'il voit aucun but direct et raisonnable, ne peut se tirer de là qu'en recherchant, s'il ne découvrirait pas dans ce cours discordant des choses humaines, quelque plan de la Nature, d'après lequel on pourrait en former un pour l'histoire de créatures qui n'en observent aucun dans leurs actions. Essayons de trouver le fil indicateur d'une telle histoire ; et laissons à la Nature à produire l'homme qui saura s'en servir. Ainsi elle a d'abord suscité un Kepler, qui fit voir les orbites excentriques des planètes soumises à des lois déterminées, et ensuite un Newton qui montra ces lois fondées sur une cause universelle.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 1
Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont telles, qu'elles doivent enfin se développer entièrement et d'après un but.
L'observation de tous les animaux, tant à leur extérieur que dans leur conformation intérieure, appuie et confirme ce que j'avance. Un organe qui devrait rester inutile, une disposition de parties qui n'atteindrait jamais son
[1] but, seraient des contradictions dans la Téléologie naturelle . Si nous nous écartons du principe posé, nous ne rencontrons plus une Nature agissante avec régularité ; mais une Nature aveugle qui se joue dans ses caprices, et le triste hasard qui vient usurper la place de la raison.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 2
Toutes les dispositions naturelles de l'homme, et qui sont fondées sur l'usage de sa raison, doivent se développer entièrement ; non point à la vérité dans l'individu, mais bien dans l'espèce entière.
La raison dans une créature (telle que l'homme) est une puissance, illimitée dans ses vues, d'étendre les lois, et de reculer les bornes dans l'emploi de ses forces, bien au-delà du simple instinct. Elle n'agit point même à la manière de l'instinct ; mais elle a besoin d'essais, d'exercice et d'instruction pour parvenir peu-à-peu d'un degré de lumières à un autre plus élevé. D'après cela l'on conçoit qu'il faudrait que la vie d'un homme fût immensément prolongée pour qu'il apprît à faire un usage complet de toutes ses facultés. Mais comme la Nature en a borné le terme à un si court espace, elle a besoin d'une série peut-être incalculable de générations, dont chacune livre à la suivante ses connaissances acquises, pour pousser le germe de perfectionnement, qu'elle a placé dans notre espèce jusqu'à tel degré de développement qui réponde enfin à ses vues. Et cette époque doit être, du moins dans l'idée de l'homme, le but éloigné de sa tendance continuelle et de ses efforts. Si cela n'était pas en effet, il faudrait regarder tant de dispositions comme vaines et manquant de but, ce qui renverserait
[2] tout principe pratique , et ferait soupçonner la Nature de n'avoir voulu étaler dans l'homme qu'un inutile et puéril appareil ; elle dont la sagesse éclate si visiblement, qu'on est forcé de l'admettre pour base dans la destination du reste des créatures !
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 3
La Nature a voulu : que tout ce qui dans l'homme serait par-delà l'ordre mécanique de son existence animale, il le tirât tout entier de son propre fond ; et qu'il ne pût prendre part à tout autre bonheur, ou à toute autre perfection, qu'au bonheur ou à la perfection qu'il se serait procuré de lui-même, dégagé
de tout instinct et par sa propre raison.
La Nature en effet n'a rien produit de superflu. Elle ne se montre nulle part prodigue de ses moyens. Et comme elle a donné à l'homme la raison, et la liberté de volonté qui se fonde sur la raison, c'en est assez pour faire clairement apercevoir quel était son dessein dans la constitution de cet être. Il ne devait évidemment, ni être conduit par l'instinct, ni aidé et pourvu de connaissances nées avec lui. Il devait bien plutôt tirer tout de lui-même : ses moyens de subsister, de se vêtir, de se défendre, toutes les douceurs de la vie, sa prudence même, sa clairvoyance, et jusqu'à la rectitude de sa volonté, tout devait être son propre ouvrage. La Nature lui a refusé pour sa sûreté les cornes du taureau, la griffe du lion, la dent forte du loup, et ne lui a donné que ses faibles mains. Elle semble ici s'être complu dans sa plus sévère économie, et avoir mesuré avec une telle épargne, une telle exactitude, et sur les besoins les plus indispensables d'une existence naissante, les facultés purement animales dont elle a doué ce roi de la Terre, qu'il semble qu'elle ait dit : Pour parvenir un jour du plus vil état de brute à la plus merveilleuse industrie, à la perfection intérieure de ses facultés morales, et par elles au bonheur (autant qu'il est possible sur la terre), l'homme devra seul en avoir tout le mérite, et ne rien devoir qu'à soi." Comme si elle eût vraiment placé ce bonheur plus dans la propre estime de soi-même que dans un simple bien-être, dont la cause serait étrangère ! Quelle foule de misères en effet n'attendent point l'homme dans ce cours des choses humaines ! La Nature paraît ne s'être nullement embarrassé de
pourvoir à ce qu'il vive bien : mais seulement à ce que sa conduite et ses travaux continuels sur lui-même le rendent digne et de la vie et du bien-être.
Ici se présente un étrange phénomène. Les plus anciennes générations semblent ne s'être péniblement agitées qu'en faveur de celles qui les ont suivies, et ne s'être soumises à tant de travaux et de fatigues, que pour préparer à celles-ci un nouveau degré d'où elles pussent élever toujours plus haut l'édifice dont la Nature a tracé le plan : de telle sorte que les plus reculées jouissent enfin du bonheur d'habiter cet édifice, auquel une si longue suite de leurs prédécesseurs auront constamment travaillé, sans savoir ce qu'ils faisaient, et sans qu'ils pussent prendre part à la félicité
[3] qu'ils préparaient pour d'autres . Quelque difficile que ceci soit à concevoir, la nécessité s'en fait évidemment sentir dès qu'on admet ce simple exposé : Une espèce d'animaux est douée de raison, et comme classe d'êtres raisonnables elle doit enfin parvenir au développement complet de ses dispositions naturelles. Mais elle est composée d'individus qui tous passent et périssent. L'espèce seule demeure, seule elle est immortelle.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 4
Le moyen dont se sert la Nature pour opérer le développement des dispositions de l'espèce, c'est [4]
l'antagonisme des hommes dans la société, comme pouvant y devenir enfin la source d'un ordre légitime.
J'entends ici par antagonisme cette insociable sociabilité des hommes, cette disposition à se réunir en société, constamment unie dans tous à une opposition qui sans cesse menace la société de se dissoudre. La nature de l'homme le dispose visiblement à cet état contradictoire. Il a un penchant à s'associer, parce que dans cette union avec ses semblables il se sent plus homme, c'est-à-dire, qu'il sent mieux le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a un penchant égal à s'isoler, parce qu'il trouve aussi en lui-même cette prétention antisociale de tout conduire suivant son propre sens ; il prévoit de là contre lui une résistance générale, que lui fait aisément présumer celle qu'il se sent déjà prêt à exercer contre le vouloir d'autrui. Or c'est précisément cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, qui le porte à surmonter cette pente si douce à la paresse ; et, irrité par la soif des honneurs, de l'autorité, des richesses, à se procurer un rang parmi ses contemporains qu'il a peine à aimer, qu'il aurait plus de peine encore à quitter. Alors se font vraiment les premiers pas qui d'un état brut et sauvage mènent vers l'état de culture, lequel n'est autre chose que le développement de la valeur sociale de l'homme. Alors, et peu-à-peu, tous les talents se déploient ; le goût se forme ; et les lumières croissant toujours, la base se pose même d'un ordre de pensées qui, avec le temps, changera en principes pratiques, déterminés et invariables, quelques informes dispositions naturelles qu'avait chacun à diriger sa conduite avec choix ; et qui d'un simple concours, d'un attrait aveugle et passif vers la société, composera un tout moral. Sans ces qualités insociables, peu aimables en soi, mais d'où
naît l'utile résistance que chacun dans ses égoïstes prétentions doit nécessairement rencontrer, sans elles, dis-je, tous les talents, à jamais renfermés dans leurs germes primitifs, ne trouveraient point à se développer
[5] parmi les douceurs arcadiques d'une vie pastorale, d'une union, d'une frugalité parfaites, et d'un amour réciproque. Dans cet état, l'homme aussi simple que les brebis qu'il ferait paître, ne supposerait guères plus de dignité à son existence qu'à celle de son bétail. Il ne travaillerait point à remplir le vide qu'une Nature raisonnable a placé entre la création et son but. Grâces lui soient donc rendues à cette Nature pour notre impatiente intolérance, pour notre jalouse et inquiète vanité, pour notre insatiable désir de posséder et de dominer, sans lesquels ses excellentes dispositions dans l'espèce humaine resteraient pour toujours engourdies et sans développement. L'homme demande la concorde ; la Nature qui sait mieux ce qui convient à l'espèce, lui commande la discorde. Il veut vivre à son aise et content ; la Nature veut qu'il sorte de la fainéantise, qu'il dédaigne l'inactive modération, qu'il se livre aux travaux, aux fatigues, et qu'au milieu de ces dernières, il trouve les moyens de s'en tirer prudemment un
[6] jour . Les ressorts de cette activité, qui ne sont que l'insociabilité et la répression, commune, sans doute donnent naissance à bien des maux, mais aussi reproduisent sans cesse une nouvelle tension dans toutes, les forces, et mènent par là au développement des dispositions préparatoires de la Nature. Ces ressorts décèlent donc l'ordonnance d'un sage créateur, et non point l'oeuvre d'un malin génie, dont la main jalouse serait venue gâter ce bel ordre.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 5
Le problème le plus important pour les hommes, à la solution duquel la Nature les contraint, c'est d'atteindre à l'établissement d'une société civile générale, qui maintienne le droit.
Dans la société, et je veux dire dans celle où se rencontre le plus grand antagonisme entre ses membres, ce qui suppose que chacun jouit de la plus grande liberté, limitée de telle manière qu'elle ne nuise point à celle des autres ; dans une telle société seulement peut être atteint le but le plus élevé de la Nature, le développement de toutes ses dispositions dans l'espèce humaine. Celle-ci doit y parvenir par elle-même comme à tous les autres buts de sa destination. L'établissement d'une société dans laquelle la liberté soumise aux lois, se trouverait unie dans la plus grande latitude possible, à une force publique irrésistible ; c'est-à-dire en un mot, l'érection d'une parfaite et légitime constitution civile est donc le problème le plus important que la Nature ait offert aux hommes à résoudre, puisqu'enfin l'accomplissement de tous ses autres desseins sur notre espèce dépend en entier de l'exécution préalable de celui-ci.
Mais qui peut contraindre d'entrer dans cet état de gênes et d'entraves l'homme d'ailleurs si épris d'une liberté sans bornes ? La nécessité ; et certes la plus impérieuse, et que les hommes se font bientôt sentir l'un à l'autre, eux dont les passions ne leur permettent pas de rester longtemps et impunément rapprochés dans l'état d'une liberté naturelle et sauvage. Cependant ces passions, dans l'enceinte circonscrite d'une société civile, retenues et dirigées, produisent à leur tour, les effets les plus heureux. Ainsi parmi les arbres serrés d'une forêt, chacun semble d'abord vouloir étouffer ses voisins, s'élever au-dessus d'eux pour y jouir à leurs dépens de l'air et de la lumière ; mais comme tous sont pressés du même besoin, tous s'élancent également vers le haut, et croissent droits et superbes à l'envi
l'un de l'autre : tandis que l'on voit ceux qui, plantés en liberté, étendent sans obstacles leurs rameaux, croître difformes, obliques, et crochus. Toute cette culture, ces arts qui décorent l'humanité, les plus belles lois sociales sont les fruits de cette insociabilité, qui bientôt insupportable à elle-même est contrainte à reconnaître une discipline, et à fournir malgré elle un entier développement aux germes de la nature.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 6
Ce problème, le plus difficile de tous, est aussi celui que les hommes parviendront le plus tard à résoudre.
Un simple coup-d'oeil jeté sur cette question fait d'abord découvrir une grande difficulté.
L'animal homme, réuni à d'autres de son espèce, a besoin d'un maître : car il abusera, sans nul doute, de sa liberté à l'égard de ses semblables ; et quoique, en qualité d'être doué de raison, il désire une loi qui pose des bornes à la liberté de tous, cependant un attrait personnel et animal le portera toujours à s'en affranchir lui-même, autant qu'il le pourra. Il lui faut donc un maître ! . . . un maître qui sache briser sa volonté perverse, qui le contraigne d'obéir à une volonté convenable à tous, à celle qui assure à tous une égale portion de liberté. Mais où chercher ce maître ? Il ne peut le trouver que parmi ses semblables. Or, animal pareil aux autres, ce maître à son tour aura besoin d'en reconnaître un. De quelque manière donc que l'homme s'y prenne, il est impossible de concevoir comment il se donnera un chef de la justice publique qui lui-même soit juste. Qu'il reconnaisse en effet l'autorité d'un seul, ou celle d'une assemblée de personnes choisies, il est certain que chacun abusera toujours de sa liberté, tant qu'un autre plus puissant ne le contiendra point dans les bornes de la loi. Mais ce chef suprême devrait tout ensemble être juste en soi, et pourtant être un homme. Voilà ce qui de tous les problèmes rend celui-ci le plus difficile. Disons-le, sa parfaite solution est impossible. Dans un bois noueux et racorni comment tailler de droites solives ? La Nature en ce point ne nous a permis que l'àpeu-près[7]. Ou du moins, que cette difficulté doive être la dernière vaincue, voici ce qui le prouve : c'est que pour parvenir à cette légitime et
parfaite constitution, il faudrait d'abord avoir une idée juste et précise de sa nature ; une expérience consommée, acquise par un long usage du cours des choses ; et par-dessus tout une bonne volonté générale disposée à en recevoir le résultat ; trois conditions difficiles à réunir ; et l'on voit assez que si-jamais cela arrive, ce ne sera que bien tard, et après bien des vaines tentatives.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 7
Ce problème de l'érection d'une parfaite constitution civile dépend d'un autre, sans lequel il ne peut être résolu ; savoir, un légitime rapport extérieur des états entre eux.
Que sert en effet de travailler à la formation d'une bonne et valable constitution civile entre quelques individus, à l'ordonnance d'un seul corps politique ? Cette même insociabilité, qui a contraint les hommes de se soumettre à des lois, va être aussi la cause que chaque corps politique dans ses relations extérieures, chaque état à l'égard des autres états, voudra jouir de l'exercice d'une liberté illimitée. Chacun aura donc à craindre de ses voisins les mêmes maux qui compriment l'homme isolé, et qui l'ont enfin forcé à se réfugier dans la société civile et sous l'empire des lois. Ainsi la Nature emploie de nouveau ce grand moyen de l'intolérance humaine, qui, des particuliers gagnant jusqu'aux corps politiques, fait trouver enfin dans leur inévitable antagonisme le chemin vers un commun état de repos et de sûreté. C'est par les guerres, les préparatifs continuels et exagérés qui jusqu'au sein de la paix viennent fouler chaque état, par la lassitude qu'ils en doivent tous éprouver, qu'elle les conduit d'abord à quelques essais informes ; puis, après de nouvelles dévastations, de nouveaux bouleversements, après l'épuisement total de leurs forces intérieures, à ce grand but enfin, que la raison seule, s'ils eussent été capables de l'entendre, eût pu leur indiquer sans tant d'affligeantes expériences : Les corps politiques sortent du chaos de l'état sauvage, et entrent dans une confédération des peuples. Là chacun, jusqu'au plus faible, peut trouver droit et sûreté, non dans ses propres forces, ni en se portant pour juge dans sa propre cause ; mais dans les lois de la grande union, appuyées d'une
[8] force commune qui en assure l'exécution .
Une telle idée peut paraître extravagante à bien des gens. On s'est moqué de l'abbé de St. Pierre et de Rousseau, qui en ont manifesté une semblable. Ils ont eu tort, peut-être ; mais c'est d'avoir cru son exécution trop prochaine. Et cependant telle est l'inévitable issue de la nécessité où les hommes se mettent réciproquement ; nécessité qui a contraint le sauvage de quitter à regret sa brutale liberté, et de chercher son repos et sa sûreté dans une constitution fondée sur des lois. Elle contraindra de même les états divers à une démarche toute semblable, quelque dure qu'elle paroisse à ceux qui gouvernent. -- Cela posé, toutes les guerres, (non dans les vues des hommes, mais dans celles de la Nature) ne sont que des moyens qui amènent entre les états de nouveaux rapports ; qui, par la subversion ou le dépècement des anciens, parviennent à figurer de nouveau corps. Ceux-ci, non plus que les précédents, ne peuvent se maintenir tranquilles au dedans et assurés au dehors. De là naissent derechef des révolutions, des bouleversements semblables : et il en sera de même jusqu'à ce qu'enfin, partie par une meilleure constitution intérieure des états, partie par une grande convention sociale et une législation extérieure, on atteigne enfin à un état où toutes les sociétés particulières ne forment plus entre elles qu'une machine simple, soutenue par ses propres forces, et pareille à tout autre corps politique qui n'est composé que d'individus.
Ici trois manières de voir se présentent. Faut-il attendre un tel résultat d'un concours aveugle de forces agissantes, de sorte que les états venant à se heurter fortuitement, ainsi que les atomes d'Épicure, essayent d'abord mille formes diverses, que de nouveaux chocs détruiront sans cesse, jusqu'à ce qu'enfin le hasard les amène à un arrangement, qui puisse les maintenir dans une forme durable ? -- Rare bonheur ! qu'on courrait risque de ne voir jamais se réaliser. Ne doit-on pas admettre plutôt, qu'ici comme en tout le reste, la Nature suit un plan régulier ? qu'elle conduit insensiblement notre espèce du dernier degré de la condition animale, jusqu'au degré le plus élevé de la condition humaine ? qu'elle emploie pour y parvenir cette conduite à laquelle elle force malgré eux les hommes ? et que cet ordre, en apparence sauvage, lui sert à développer avec régularité ses dispositions primordiales ? Enfin aimera-t-on mieux penser que de tant de chocs et de répulsions entre les hommes, il ne résultera rien, ou du moins rien de bon ni de stable, ainsi qu'il en a été jusqu'à présent ; de sorte que la discorde, si naturelle à notre espèce, abyme de maux quand on la considère sans but, ne nous aurait
amenés à un état déjà passablement policé, que pour nous en précipiter dans une nouvelle barbarie, dont les dévastations viendraient anéantir tous les progrès de la culture actuelle ? Sort duquel on ne peut répondre sous l'incertaine domination du hasard ; et qui certes ne serait pas pire que cette liberté ennemie de toutes lois, si l'on s'obstine à ne pas reconnaître en elle le fil secret que la Nature y a caché, et qui aboutit à son éternelle sagesse.
Tout se réduit donc à peu près à cette question : Est-il raisonnable de supposer que les dispositions de la Nature, qui ont un but dans toutes les parties, soient sans but dans l'ensemble ?
Non. Et ce qu'a déjà opéré l'état, en lui-même sans but, de la vie sauvage, lequel arrêtait le cours des dispositions naturelles de l'espèce, mais qui enfin par les maux continuels où il l'exposait, l'a contraint d'en sortir pour entrer dans l'enceinte d'une constitution civile où tous les germes d'amélioration se pussent développer ; c'est là, dis-je, aussi ce qu'opérera la barbare liberté que conservent entre eux les états. On y remarque de même que par l'emploi de toutes les forces des corps politiques à des préparatifs menaçants, par les désolations que causent les guerres, et encore plus par la nécessité de s'y tenir continuellement prêt, le développement des dispositions de la Nature y est retardé dans sa marche ; mais aussi les maux qui en résultent, la résistance universelle et salutaire, qui naît de la liberté commune obligeront enfin notre espèce de poser une loi d'équilibre, soutenue par une force confédérée qui en assure l'exécution, et d'établir ainsi une constitution cosmopolitique pour la sûreté générale des états. Cette constitution, sans doute, ne pourrait être tout-à-fait exempte de dangers, tellement que les forces de l'humanité s'y assoupissent de nouveau ; mais elle porterait en elle-même un principe d'égalité dans les chocs et les réactions, de manière que les états ne-pussent réciproquement se détruire.
Avant que le genre humain ait fait ce dernier pas de la confédération des peuples (ce qui ne serait encore cependant que moitié chemin de son perfectionnement) il est destiné à souffrir les plus rudes maux sous le
[9] trompeur prétexte de son salut extérieur . Rousseau préférait à nôtre condition la vie sauvage ; et cette préférence ne sera pas sans fondement tant qu'on omettra ce dernier pas qui nous reste à faire. Nous sommes par les arts et les sciences cultivés dans un degré éminent, nous sommes jusqu'à l'excès, presque jusqu'au dégoût civilisés, polis et gracieux ; mais pour
moralités, certes nous en sommes encore loin. L'idée de la moralité appartient à la culture ; elle se borne chez nous à une vaine démonstration de point d'honneur et de décence extérieure : la mise en oeuvre de cette idée constitue seule une vraie civilisation. Mais tant que les états n'emploieront leurs forces qu'à de vains et violents projets d'agrandissement, tant qu'ils traverseront ainsi les lents efforts de leurs citoyens vers une forme intérieure de système moral, qu'ils leur enlèveront même tout appui pour y parvenir, il ne faudra s'attendre à rien de semblable. Un long travail de chaque peuple sur lui-même y est un préliminaire indispensable ; et tout le bon, qui n'est point basé sur une vraie et valable moralité, n'est rien que pur semblant, et que brillante misère. C'est le sort que doit subir le genre humain jusqu'à ce que, de la manière que j'ai indiquée, il soit parvenu à se tirer du chaos actuel de ses relations diplomatiques.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 8
On peut considérer l'histoire de l'espèce humaine en grand comme l'exécution d'un plan caché de la nature, laquelle tend à établir une parfaite constitution intérieure, et pour y parvenir une pareille constitution extérieure des états ; comme le seul ordre de choses où puissent se développer entièrement les dispositions qu'elle a placées dans l'espèce humaine.
Cette proposition n'est qu'une suite de la précédente. On voit que la [10]
philosophie peut avoir aussi son Chiliasme , mais tel, que son idée même, bien que, de loin, peut devenir en quelque sorte son introductrice, et que par conséquent elle n'est rien moins qu'une chimère. Seulement il s'agit de savoir si l'expérience du passé peut nous apprendre quelque chose de la marche de la Nature vers son but. Je dis même très peu de chose, car cette marche semble exiger une si longue suite de siècles, que d'après le court chemin parcouru jusqu'ici par la race humaine ; en avançant vers le but, on ne peut trop déterminer encore ni quelle en est la progression, ni quel est te rapport de la partie avec le tout. Ainsi tant d'observations célestes faites jusqu'à nos jours n'ont encore pu nous apprendre rien de certain sur la route que s'ouvre et que parcourt notre soleil avec toute la foule de ses satellites au travers du grand système des fixes : quoique cependant nous puissions, d'après une connaissance générale des lois fondamentales de l'univers et d'après quelques données fournies par
[11] l'observation, conclure avec certitude l'existence de cette route .
Mais telle est la nature de l'homme qu'il ne peut rester indifférent aux changements même les plus éloignés que doit subir son espèce, si seulement il est certain qu'ils arriveront un jour. Et nous surtout, pouvonsnous les prévoir sans émotion, tandis que (du moins il le semble ainsi) nous pouvons par de sages mesures hâter pour nos neveux cette époque si
fortunée ? Les plus faibles indices, de son approche doivent être pour nous [12]
d'un vif intérêt . Déjà il existe entre tous les états de si intimes rapports, que nul d'entre eux ne peut négliger sa culture intérieure sans éprouver bientôt les funestes suites de cette négligence, la diminution de ses forces et de son influence extérieure. L'ambition et la jalousie réciproque qui animent les gouvernements assurent donc assez maintenant, sinon des progrès vers le but de la nature, au moins le maintien des pas que l'on a faits jusqu'ici. Il y a plus ; nous ne sommes pas dans un moment très favorable à une grande extension de la liberté civile : son établissement porterait préjudice à toutes les affaires, surtout à celles du commerce, par conséquent aussi aux forces d'un état dans ses relations au-dehors. Peu à peu cependant cette liberté s'accroît et s'étend ; car on diminue aussi l'activité générale, et par là les forces du corps politique, en empêchant chaque citoyen de choisir à son gré tous les moyens de prospérité qui ne blessent point la liberté des autres. On fait disparaître de jour en jour ces barrières qui entravent la conduite personnelle et privée ; la tolérance religieuse s'introduit ; et enfin, au milieu des opinions folles et des rêveries qui viennent à la traverse, avance insensiblement cette lumière bienfaisante, qui doit sauver le genre humain de tous ces projets de conquêtes dévastatrices, formés seulement par ses chefs pour leur grandeur personnelle, et qu'ils abandonneront quand ils entendront mieux leurs vrais avantages. Elle doit de la foule des sujets s'élever enfin jusqu'aux trônes ; y porter cet intérêt du coeur que l'homme éclairé ne peut s'empêcher de ressentir à la vue du bien qu'il sait reconnaître ; et influer ainsi jusques sur les maximes des gouvernements. -- Les maîtres actuels du monde n'ont pas de trésors à consacrer aux établissements d'instruction publique, à rien de ce qui concerne le bien général ; tout l'emploi de leurs fonds est déjà réglé d'avancé pour la prochaine guerre. Ils sentiront cependant que quand les peuples s'efforcent de suppléer de leur mieux, quoique lentement et faiblement à ce défaut, il importe du moins de ne pas les en empêcher. Le temps enfin viendra où ce grand art de la guerre, si incertain des deux parts malgré l'habileté qu'on y déploie, paraîtra si dangereux à mettre en pratique, par les déchirements profonds qui en restent dans l'état, par le poids des dettes qui s'accumulent sans cesse, dont bientôt on ne pourra plus prévoir l'acquittement, et qui forment dans notre siècle un nouveau genre de calamités ; la guerre, dis-je, semblera si importune à tous nos états européens, dont l'enchaînement
intime rend l'ébranlement d'un seul funeste à tous, que réduits à cette démarche par leurs propres périls, ils réclameront d'eux-mêmes des arbitres. La forme ne sera point encore régulière et légale : mais ainsi se préparera de loin la formation d'un grand corps d'états, dont les siècles précédents ne montrent aucun exemple. A peine aujourd'hui démêlons-nous quelque ébauche grossière de ce grand corps ; et cependant un sentiment général, qui affecte en secret tous les membres, leur apprend combien chacun est intéressé au maintien de l'ensemble. -- Là-dessus se fonde cet espoir : qu'après maintes révolutions et transmutations d'états, enfin l'on verra succéder l'ordre universel que la Nature a pour but, l'union cosmopolitique, dans le sein de laquelle le genre humain verra se développer toutes ses dispositions primordiales.
IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE
Table des matières Liste générale des titres
Proposition 9
L'essai philosophique d'une histoire universelle d'après un plan de la Nature, qui tend à établir parmi les hommes une parfaite société civile, doit être regardé non seulement comme praticable, mais encore comme devant concourir à l'exécution de ce plan.
C'est au premier coup-d'oeil une étrange et ridicule entreprise, que de prétendre écrire l'histoire du monde sur l'idée de ce que le monde devrait être s'il était modelé sur des vues raisonnables. Il semble qu'il n'en puisse résulter qu'un roman. Mais si l'on considère que la nature, même dans le jeu du libre-arbitre humain, ne se montre jamais sans un plan et sans un but final, on conviendra cependant que cette idée peut n'être pas inutile. Peutêtre (quoique nos faibles regards ne puissent pénétrer le mécanisme secret qui met en jeu tant et de si grands préparatifs) doit-elle nous servir comme d'un fil qui nous guidera dans le labyrinthe des choses humaines, et nous aidera à rassembler en un système régulier ce qui d'abord ne nous avait paru que confusion et chaos. Car, partant de la seule histoire qui nous ait conservé la mémoire des contemporains et des temps antérieurs, la seule du moins qui puisse y donner quelque croyance, l'histoire grecque[13] ; qu'on examine l'influence qu'a exercé l'esprit de cette nation sur tout ce qu'il y a eu de bon et de mauvais dans le corps politique du peuple romain, qui avait englouti la Grèce dans ses conquêtes ; l'influence à son tour de celui-ci sur les Barbares qui l'ont démembré, laquelle se fait ressentir jusqu'à nos jours ; qu'on y ajoute par épisode, l'histoire politique d'autres peuples suivant l'ordre où la connaissance nous en est parvenue par ces deux peuples éclairés ; on découvrira une marche régulière d'améliorations dans la constitution des états de notre partie du monde ; et-probablement qu'un jour celle-ci donnera ses lois au reste de la terre. Si l'on s'attache sérieusement dans les considérations historiques à rechercher comment la
constitution et les lois des divers peuples, leurs relations extérieures, ont pu, au moyen de ce qu'elles avaient de bon, élever ces peuples et les faire briller de tout l'éclat que donnent les arts et les sciences ; si l'on remarque comment leur ruine a procédé de ce que ces institutions renfermaient de vicieux ; mais que pourtant le germe des lumières acquises par eux se conservant, se développant au milieu de nouvelles révolutions, préparait toujours pour les successeurs un degré plus haut d'amélioration : de cette manière, je pense, on pourra s'assurer d'un fil historique, qui ne servira pas seulement à expliquer le jeu si compliqué des choses humaines, ou à prévoir les futurs changements dans la face des états (ce que pouvait enseigner la simple étude de l'histoire considérée comme une suite irrégulière d'effets indépendants).... Mais encore un consolant aspect s'ouvrira dans l'avenir, aspect qui suppose la réalité d'un plan fixe de la Nature, et qui nous fait apercevoir dans le lointain l'espèce humaine élevée à cet état vers lequel tendent ses efforts, dans lequel tous les germes que la Nature a placés en elle pourront complètement se développer et remplir leur entière destination. -- Sans doute qu'une telle justification de la Nature, disons mieux, de la Providence n'est point un faible encouragement pour celui qui choisirait ce point de vue en écrivant l'histoire des hommes ! Que nous, sert en effet d'admirer la sagesse et la majesté de la création dans les règnes inférieurs de la Nature, d'en faire le sujet de nos recherches et de nos observations, si dans la partie la plus éminente du théâtre où se manifeste la suprême sagesse, dans celle qui doit renfermer le but de tout le reste, nous ne découvrons qu'un reproche éternel à lui faire ? si l'histoire du genre humain nous offre un aspect affligeant qui nous oblige d'en détourner les yeux ? et si désespérant d'atteindre jamais à un but raisonnable de ce que nous voyons, il nous faut en chercher un dans l'espoir d'un autre monde ?
Que je veuille par cette idée d'une histoire universelle, qui pourtant [14]
donne en quelque sorte un type préparatoire , contraindre et resserrer le travail de l'historien qui doit être proprement guidé par l'expérience des faits, ce serait mal interpréter mes vues. Ceci n'est qu'un aperçu de ce que pourrait essayer une tête philosophique, qui posséderait éminemment la science de l'histoire. D'ailleurs l'on ne peut s'empêcher d'être un peu inquiet de savoir comment nos neveux (pour peu que cela dure encore quelques siècles), se tireront du déluge d'écrits historiques que nous leur laissons, et comment ils parviendront à saisir l'ensemble des détails
scrupuleux, d'ailleurs fort louables que nous leur transmettons ? Sans doute que les archives des temps les plus reculés, dont les actes originaux n'existeront plus pour eux, ne leur offriront d'autre intérêt que celui-ci : d'apprendre ce que les peuples et les gouvernements divers auront apporté d'avantages ou de retards à la grande union cosmopolitique. Voilà l'ouvrage qu'il convient de leur préparer. Et si en même temps on pouvait indiquer aux chefs des peuples, à leurs ministres, vers quel but à jamais glorieux ils doivent diriger leur ambition et leurs travaux, ce serait un puissant motif de
[15] plus qui devrait engager à l'essai d'une telle histoire philosophique .
FIN DE L'IDÉE D'UNE HISTOIRE UNIVERSELLE